François Taddei : “Les problèmes on les crée par la bêtise collective, les solutions on ne les imaginera qu’en mobilisant l’intelligence collective.”

EPISODE 3 : l’intelligence collective vue par les doers

Zelda Bas
SCIAM
9 min readJan 12, 2021

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INTERVIEW - François Taddei est polytechnicien, biologiste, Directeur de recherche à l’lnserm, Docteur honoris causa de l’UC Louvain et auteur du livre « Apprendre au XXIe siècle ». Il milite pour l’innovation et des approches interdisciplinaires tant dans la recherche que dans l’éducation.

Son intérêt pour l’intelligence collective prend racine dans son passé d’ingénieur biologiste. François a étudié l’évolution de la bactérie et s’en est inspiré pour comprendre le vivant, comment subsister et comment s’adapter. Si les bactéries sont capables de s’auto-organiser pour faire co-évoluer leur capacité à coopérer et échanger de l’information pourquoi pas nous ? C’est cette réflexion qui l’a amené à créer le CRI à Paris, un lieu unique où collaborent des personnes d’univers très variés pour co-construire ensemble un avenir meilleur.

SCIAM . - Après être partis à la rencontre de Nina Bufi et Marc Santolini, nous sommes ravis de partager ce troisième épisode de notre série exploratoire sur l’intelligence collective au cours duquel nous sommes partis à la rencontre de François Taddei.

Comment définiriez-vous l’intelligence collective ?

François Taddei. - L’intelligence collective est la capacité à faire collectivement et intelligemment des choses que nous ne pourrions pas faire seul.

SCIAM . - Vous êtes directeur du CRI, un centre qui vise à mobiliser l’intelligence collective dans les domaines des sciences du vivant, de l’apprendre et du numérique pour relever les défis complexes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.

Comment les principes de l’intelligence collective se traduisent-ils concrètement dans votre activité ? De façon plus large, comment l’intelligence collective entre-t-elle en jeu dans l’éducation ?

François Taddei. - Tout d’abord, un mot sur pourquoi ces sciences — les sciences du vivant, les sciences du numérique et les sciences de l’apprendre. Ce sont trois sciences assez diversifiées et différentes les unes des autres, mais elles ont un point commun, ce sont des sciences des intelligences : des intelligences biologiques, des intelligences en évolution à mesure de nos apprentissages, et des intelligences artificielles. Ce sont aussi trois sciences de l’information : de l’information génétique, de l’information culturelle, et de l’information digitale. Au CRI, nous nous intéressons particulièrement à ce que ces différentes sciences peuvent apprendre les unes des autres pour obtenir des résultats qui seraient unitairement hors de portée.

L’intelligence collective telle que nous la pratiquons au CRI ne mobilise pas N personnes ayant les mêmes formes d’intelligence et qui collaborent. Nous réunissons des humains dotés d’intelligences différentes et réfléchissant à la façon d’inventer de nouvelles formes d’intelligence : hybrides humain-machine en s’inspirant du vivant. Nous cherchons à nous nourrir de ces nouvelles approches pour répondre aux défis auxquels l’humanité est confrontée aujourd’hui.

Or, l’éducation traditionnelle, en particulier en France, est un système dans lequel on met les étudiants en compétition sur les savoirs d’hier quand nous aurions besoin de leur apprendre à collaborer autour des défis d’aujourd’hui afin qu’ils construisent les solutions de demain. Appliquée au monde de l’éducation, l’intelligence collective pourrait révolutionner nos manières de comprendre, concevoir et habiter le monde.

SCIAM . - Quand avez-vous pris conscience de ce phénomène d’intelligence collective pour la première fois ? Dans quelle mesure votre formation vous a-t-elle amené à vous intéresser à ce concept ?

François Taddei. - Bonne question ! Je me suis d’abord dirigé vers un cursus scientifique, très orienté mathématique, physique, classes préparatoires, etc… J’ai ensuite intégré l’Ecole Polytechnique dont la dimension généraliste m’a semblé plus intéressante. J’avais accès à des cours d’histoire des sciences, d’économie, de biologie. J’ai ainsi découvert que, discipline par discipline, mes professeurs étaient beaucoup plus intelligents que je ne l’étais discipline par discipline. Mais j’ai surtout pris conscience que ce qui nous était offert en tant qu’individu, c’était de bénéficier de notre propre synthèse de formes d’intelligence distribuées. Bien que cette expérience ait été très riche, elle nous mettait toujours en compétition les uns avec les autres.

Je me suis ensuite dirigé vers le domaine de la recherche où j’ai commencé à collaborer avec des spécialistes issus de différentes disciplines qui ont largement contribué à mes quelques réussites. En tant que chercheur interdisciplinaire, l’intelligence collective est presque une évidence. Quand on est amené à travailler avec des experts issus de différentes disciplines, on n’est pas en position de leur imposer quelque chose. Dans le modèle historique de l’entreprise ou des études, un·e dirigeant·e décide et donne des ordres à des tiers qui les exécutent, chacun contribuant à sa manière. Ce qui n’est pas le cas dans le domaine de la recherche et encore moins dans la recherche interdisciplinaire. En tant que travailleur du savoir/chercheur, l’intelligence collective est donc une évidence.

SCIAM . - Selon vous, pourquoi parlons-nous de plus en plus d’intelligence collective ? L’intelligence collective répond-elle à un contexte particulier ?

François Taddei. - Pendant longtemps, nous avons considéré qu’il suffisait d’exploiter les solutions d’hier pour résoudre les problèmes du moment. Mais aujourd’hui nous sommes collectivement confrontés à de nouveaux défis auxquels les solutions d’hier ne répondent pas. La Covid en est un parfait exemple. Nous vivons donc un dilemme permanent entre continuer d’exploiter des solutions d’hier et explorer de nouvelles solutions. Or, plus nous sommes confrontés à de nouveaux problèmes, plus il faut explorer, et vite, surtout lorsque ces derniers croissent exponentiellement.

Les disciplines traditionnelles, qui ont leur mérite et sont utiles pour étudier un problème sous un angle donné, ne suffisent plus à appréhender la complexité de problèmes émergents multidimensionnels et qui, dans certains cas, représentent des menaces pour l’humanité. Dans ce contexte, personne ne pourrait prétendre avoir la solution à lui tout seul, et face à cela l’intelligence collective devient un impératif qui suscite questions et débats. Comment organiser cette intelligence collective ? Comment la rendre légitime ? Pourquoi devrait-on faire davantage confiance à ces nouvelles approches plutôt qu’aux approches traditionnelles ?

N’oublions pas qu’aujourd’hui nous sommes capables de connecter des cerveaux ! Nos esprits sont connectés au travers d’Internet via des plateformes comme GitHub, Wikipedia, etc. L’intelligence collective d’hier était au mieux locale (tribus ancestrales, fourmis, etc), mais aujourd’hui ce sont des formes d’intelligence collective globales qui se forment. S’il y a plus de défis qu’hier, nous disposons aussi de davantage de possibilités de nous coordonner et de mobiliser l’intelligence collective.

SCIAM . - Comme le montre James Surowiecki dans “La Sagesse des foules”, l’intelligence collective ce n’est pas simplement mettre des personnes en groupe.

Votre expérience vous a-t-elle permis d’identifier ce qui permet de faire émerger l’intelligence collective ?

François Taddei. - Pour la faire émerger, il faut trois choses :

  1. Plusieurs formes d’intelligence
  2. En avoir envie
  3. Les conditions pour que ce collectif collabore intelligemment. Parce que si, par exemple, on se sent jugé et ou agressé par les autres membres du collectif, on va préférer rester silencieux plutôt que d’exprimer un avis différent. Je pense qu’il y a un certain nombre de conditions qui touchent à la bienveillance, la volonté de coopérer, le savoir communiquer, etc… Ce qu’on appelle communément des soft skills. Quand on sait l’organiser, quand on sait la faire émerger, l’intelligence collective permet de faire des choses incroyables.

Je voudrais revenir sur cette idée de sagesse des foules. Ce n’est pas tellement la foule qui m’intéresse, mais plutôt la sagesse. Les notions de sagesse et d’intelligence ne sont pas interdépendantes. Si une intelligence artificielle très forte émergeait demain, elle ne serait pas forcément “fortement”sage. Elle pourrait avoir envie de dominer le monde et d’exterminer l’humanité. Ses décisions seraient peut-être « intelligentes » du point de vue mathématique, mais pas du tout du point de vue de la sagesse.

D’ailleurs sommes-nous nous-même sages lorsque nous (sur)exploitons d’autres espèces, voir d’autres êtres humains, ou d’autres intelligences plus généralement… ? Est-ce que la sagesse c’est de faire uniquement ce que décide une intelligence à son propre service, ou bien est-ce de savoir prendre en compte un certain nombre d’autres dimensions ? Si on considère que l’intelligence humaine a créé la société technologique moderne, l’a-t-elle forcément fait en accord avec des principes issus d’une forme de sagesse collective ? Je ne pense pas que nous ayons déjà atteint cette forme de sagesse collective.

Il est possible que l’intelligence collective puisse nous aider à faire des progrès en termes de sagesse, mais pour l’instant je connais très peu de lieux, ou de programmes de recherche qui se posent cette question. Et pourtant, si on laisse la question de la sagesse aux philosophes et qu’on n’est pas capable de l’intégrer à une hypothétique intelligence artificielle, le jour où elle deviendra plus puissante que nous, il ne faudra pas s’étonner qu’elle pose plus de problèmes qu’elle ne nous apporte de solutions. Que sera la sagesse artificielle ? Je ne sais pas, mais la bêtise collective on peut en reparler, et la bêtise artificielle aussi.

Ces sujets ne sont pas simples si on considère que l’intelligence consiste à trouver des solutions à un problème bien posé. Comment faire quand le problème est mal posé ? Quand la solution crée d’autres problèmes ? Comment appréhender l’ensemble des implications des décisions que nous prenons ? En théorie, l’être humain est capable de se projeter dans l’avenir et d’éviter de faire des bêtises. Pourtant nous faisons tous des bêtises à titre individuel, mais aussi collectif, et là on est en train d’en faire carrément à titre d’espèce.

SCIAM . - Pourriez-vous nous raconter votre pire et votre meilleure expérience d’intelligence collective ?

François Taddei. - Il y a des expériences communes comme, par exemple, Wikipédia en tant que meilleure expérience et les fake news en tant que pire expérience.

A titre plus personnel, je pense au CRI comme meilleure expérience. Il s’agit d’un collectif de collectifs. C’est un lieu qui permet à différents collectifs de faire des choses en commun qu’ils ne feraient pas seuls, et donc de contribuer à la constitution de formes d’intelligences collectives. Je n’ai pas vraiment d’exemple de bêtise collective interne très fort.

Je prendrai volontiers l’exemple des fake news comme exemple de pire expérience, et en particulier le vaccin et les antivax. Je pense qu’on ne se sortira de cette pandémie que si au moins 70% de personnes sont vaccinées de manière efficace. Collectivement on a beau pouvoir bénéficier d’un succès issu de notre intelligence collective, la production d’un vaccin en moins d’un an, nous irons collectivement dans le mur si on ne sait pas lutter contre l’infodémie et les fake news associées. Sachant ce que ça nous a déjà coûté cette pandémie, si elle devait encore durer plusieurs années il y aurait des épidémies de suicides chez les jeunes, des fermetures d’entreprises massives, une crise économique et sociale énorme; à cause d’une bêtise collective : ne pas avoir réussi à convaincre suffisamment de citoyens que le vaccin était efficace. Il faut se demander pourquoi on n’y arrive pas. Aujourd’hui il y a plusieurs choses qui servent la bêtise collective, en particulier les réseaux sociaux. Le documentaire Netflix « Derrière nos écrans de fumée » montre comment l’intelligence artificielle s’est mise au service de la bêtise individuelle et collective pour alimenter un modèle économique. Je ne pense pas que les créateurs aient voulu créer de la bêtise collective, mais de facto leur modèle économique s’en nourrit et contribue à l’augmenter.

Mais rien ne dit que si on prend conscience de cela avec des gens comme Tristan Harris et son Center for Human Technology, nous ne pouvons pas utiliser l’intelligence artificielle au service de notre intelligence collective.

SCIAM . - Selon vous, quel est le piège de l’intelligence collective ?

François Taddei. - Le piège c’est de croire que c’est facile. Si les conditions ne sont pas remplies, ça ne marche pas. Et donc je pense que nous avons besoin de recherche sur l’intelligence collective. Nous avons besoin d’intelligence collective sur comment fonctionne l’intelligence collective. Une intelligence collective qui ne serait pas réflexive finirait par aller dans le mur parce qu’elle penserait que ce qu’elle fait est bien par principe.

SCIAM . - Interviewé dans l’épisode précédent, Marc Santolini nous expliquait que l’intelligence collective peut « facilement se muer en stupidité collective ». Dans une interview pour MatriochK vous dites que la bêtise collective est importante.

Pouvez-vous nous expliquer ce que vous voulez dire ?

François Taddei. - La bêtise collective a toujours existé, mais aujourd’hui elle est amplifiée par la technologie. Esope disait déjà que la langue est la meilleure et la pire des choses. On peut faire une déclaration d’amour tout comme on peut insulter les gens. C’était déjà vrai de la technologie de communication qu’était l’oral au temps des Grecs. On pouvait déjà manipuler les foules à l’oral. Aujourd’hui on a des technologies encore plus puissantes et qui peuvent être mises au service de la bêtise collective et de la manipulation. Il est donc encore plus important de faire progresser l’intelligence collective, ne serait-ce que pour lutter contre notre bêtise collective. C’est peut-être le plus gros défi qu’on ait devant nous. Aujourd’hui les humains produisent des problèmes plus vite qu’ils ne créent de solutions pour les résoudre. Les problèmes on les crée par la bêtise collective, les solutions on ne les imaginera qu’en mobilisant l’intelligence collective.

SCIAM . - Merci François d’avoir accepté de répondre à nos questions.

Avez-vous un livre, podcast, article en lien avec l’intelligence collective à nous recommander ?

François Taddei. - Sur l’intelligence collective, le livre «Big Mind » de Geoff Mulgan. Sur la bêtise collective, le documentaire Netflix « Derrière nos écrans de fumée » (The Social Dilemma). Sur comment apprendre différemment et inventer de nouvelles formes d’intelligence collective dans un monde en pleine mutation, mon livre « Apprendre au XXIe siècle ».

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