Marc Santolini: “Nous sommes passés d’une intelligence collective « lente », asynchrone, […], à une intelligence collective synchrone, en temps réel.”

EPISODE 2 : l’intelligence collective vue par les doers

Zelda Bas
SCIAM
5 min readDec 1, 2020

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Image par Zelda Bas de SCIAM

INTERVIEW - Formé en physique théorique à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) et à l’université de Princeton, Marc Santolini a développé un fort intérêt pour les propriétés organisationnelles universelles observables dans les réseaux du monde réel, dans des domaines allant de la biologie aux sciences sociales. C’est précisément ce qui l’a amené à travailler comme post-doctorant au laboratoire de Laszlo Barabasi et à la Harvard Medical School. Il a co-fondé et est Directeur de Recherche de Just One Giant Lab, une initiative à but non lucratif visant à développer des défis d’open science décentralisés en utilisant des outils numériques intelligents.

En parallèle, il dirige le Interaction Data Lab, un laboratoire de science des réseaux au sein du Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI) Paris. Son équipe s’efforce de découvrir comment les communautés innovent, apprennent et résolvent des problèmes complexes en utilisant des approches basées sur des données empiriques afin de développer des algorithmes favorisant l’intelligence collective pour un impact social.

SCIAM . - Chaque année, chercheurs et praticiens en intelligence collective se réunissent à l’ACM Collective Intelligence Conference. Ils y présentent leurs derniers travaux et y partagent des retours d’expérience sur des domaines riches et variés tels que la biologie et les neurosciences, les comportements organisationnels, la politique et l’économie. C’est dans cet esprit que nous avons souhaité partir à la découverte des doers de l’intelligence collective. Nous sommes ravis de partager le deuxième épisode de cette série exploratoire dans lequel nous partons à la rencontre de Marc Santolini.

Comment définiriez-vous l’intelligence collective ?

Marc Santolini. - J’utilise généralement la définition proposée par Tom Malone dans l’article «Evidence for a Collective Intelligence Factor in the Performance of Human Groups”, c’est-à-dire un facteur similaire au QI qui quantifie la capacité d’un groupe à résoudre des problèmes complexes. Il s’agit donc de considérer un groupe comme une “individualité” émergente et de lui appliquer les définitions psychométriques traditionnelles.

SCIAM . - Vous avez co-fondé Just One Giant Lab (JOGL), une initiative qui s’appuie sur les principes de l’intelligence collective pour optimiser les organisations.

Comment ces principes se traduisent-ils concrètement dans votre activité ?

Marc Santolini. - D’une part, la plateforme JOGL permet à des communautés de résoudre collectivement des problématiques de recherche et d’innovation ciblant des enjeux à impact. L’idée est la suivante : des communautés potentiellement massives s’organisent, collaborent, échangent des besoins via une plateforme sociale. Grâce à un système de recommandations, l’expertise de chacun est orientée vers le groupe où elle est la plus utile. D’autre part, je dirige également un groupe de recherche au CRI Paris où l’on étudie l’intelligence collective des équipes et des communautés dans le monde de la science ouverte et de l’open source.

SCIAM . - Votre intérêt pour les propriétés organisationnelles remonte à quelques années.

Quand avez-vous pris conscience de ce phénomène d’intelligence collective pour la première fois ?

Marc Santolini. - J’y ai vraiment fait face en Mars 2020, lors de la première vague COVID, lorsque des milliers de participants ont soudainement échangé et collaboré, sur la plateforme, de manière organique autour de projets de ventilateurs, masques, tests rapides… C’était une profusion hallucinante de talents divers au service du bien commun. Beaucoup de ces projets ont aujourd’hui été reconnus par des compétitions internationales au MIT ou encore XPrize.

SCIAM . - Comme l’a très justement souligné Nina Bufi, lorsqu’elle a ouvert notre série exploratoire, l’intelligence collective n’est pas la “solution magique à tous les problèmes”, pourtant nous en entendons parler partout!

Pourquoi selon vous? L’intelligence collective répond-elle à un contexte particulier?

Marc Santolini. - Deux raisons : la rapidité des échanges d’information (l’arrivée d’Internet en 1989), la globalisation et l’urgence des problématiques impactant l’humanité (santé, climat…). Nous sommes passés d’une intelligence collective « lente » (asynchrone, basée sur la sérendipité des rencontres humaines et la lecture d’écrits relatant des pensées pouvant faire progresser sa propre réflexion) à une intelligence collective synchrone, en temps réel, d’équipes potentiellement larges (>1,000) échangeant sur des plateformes telles que Slack pour résoudre rapidement des problèmes urgents.

Je rajouterais que de manière générale, beaucoup de problèmes actuels (notamment ceux guidés par les objectifs de développement durable de l’ONU) sont liés à l’impact sur les populations locales immédiatement concernées. Ils nécessitent donc d’inclure ces populations dans la réflexion autour des solutions apportées afin d’être garants d’une prise en compte des subjectivités et orientations diverses.

SCIAM . - Comme le montre James Surowiecki dans “La Sagesse des foules”, il ne suffit pas de mettre des personnes en groupe pour que l’intelligence collective émerge. Certaines conditions doivent être remplies.

Votre expérience vous a-t-elle permis d’identifier ce qui permet de faire émerger l’intelligence collective ?

Marc Santolini. - Activer l’intelligence collective n’est effectivement pas simple. Plusieurs éléments (non exhaustifs) entrent dans la « recette » : le capital social de ceux qui sont à l’origine de la communauté (i.e le fait qu’ils aient déjà une communauté de confiance), la régularité des regroupements virtuels (community calls), la facilité de s’onboarder dans le groupe (documentation) et bien sûr les valeurs fortes qui guident la communauté (le bien commun, l’impression de participer à quelque chose qui nous dépasse).

SCIAM . - Pourriez-vous nous raconter votre pire et votre meilleure expérience d’intelligence collective ?

Marc Santolini. - Le programme OpenCovid19 sur JOGL fut pour moi la meilleure expérience grâce à l’émergence d’une communauté incroyable au service du bien commun. Mais derrière cette incroyable expérience se cache aussi un coût de coordination massif et éreintant, qui peut être perçu comme négatif ; même si le fait qu’elle soit au service du bien commun la rend légitime.

SCIAM . - Selon vous, quels sont les limites ou les pièges de l’intelligence collective que doivent éviter les organisations ?

Marc Santolini. - Nous vivons dans une époque où la notion d’expert a été remise à plat. Nous sommes aujourd’hui revenus à l’ère des sophistes du temps de Socrate, préférant l’art rhétorique et la popularité (le like, le share) au débat long et de qualité. L’intelligence collective, bien connue du milieu scientifique avec ses notions de peer-reviewing et de conférences, peut alors facilement se muer en stupidité collective voir en populisme où celui/celle qui a naturellement des traits favorables (extraverti, narcissisme…) va être mis.e en avant. Il y a donc une réflexion très importante à avoir sur le rôle du design des outils d’intelligence collective que sont les réseaux sociaux sur un tel phénomène.

SCIAM . - Merci Marc d’avoir accepté de répondre à nos questions.

Pourriez-vous nous recommander un livre, un podcast, ou un article en lien avec l’intelligence collective ?

Marc Santolini. - Je recommenderais Michael Nielsen’s « Reinventing Discovery » et Tom Malone’s « Superminds ».

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