“Je suis convaincu que d’ici cinq à dix ans il y a aura des services d’intelligence collective dans toutes les entreprises.”

EPISODE 5 : l’intelligence collective vue par les doers

Zelda Bas
SCIAM
9 min readMar 18, 2021

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INTERVIEW - Le cercle des « doers » de l’intelligence collective continue de s’agrandir ! Après être partis à la rencontre de Nina Bufi, Marc Santolini, François Taddei, et Charles Sirot, nous sommes ravis de partager ce nouvel épisode de notre série exploratoire sur l’intelligence collective au cours duquel nous avons échangé avec Philippe Méchet, Directeur de la mission “Parlons Energies” et Intelligence collective à la Présidence d’EDF.

Image par Zelda Bas de SCIAM

Politologue de formation, Philippe Méchet est diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et Research Fellow de la Johns Hopkins University à Washington, où il obtient son doctorat de Sciences Politiques. Il a passé vingt ans dans les études d’opinion en tant que Directeur Politique et Directeur-Général de grands instituts comme la SOFRES, l’IFOP, et Louis Harris. Il y a développé une forte capacité à identifier les mouvements d’opinion et les évolutions comportementales et sociétales.

Cette aptitude lui donne une grille de lecture unique pour la suite de sa carrière dans la communication. Philippe Méchet devient Directeur de la Communication chez Veolia puis chez EDF, deux postes au cours desquels il défend une communication forte s’appuyant sur l’importance du décryptage de l’opinion et des messages “entendables” par cette même opinion.

Puis, en 2017, Jean Bernard Lévy, Président du Groupe EDF, lui confie la direction d’une réflexion collective du Groupe sur les énergies. C’est la naissance de la démarche d’intelligence collective d’EDF, « Parlons Energies ».

SCIAM . - Comment définissez-vous l’intelligence collective ?

Philippe Méchet. - L’intelligence collective est la mise en dialogue de personnes aux profils très variés dont l’objectif est d’enrichir un sujet donné et de proposer de nouvelles idées.

L’exploration des différentes opinions qui émergent du groupe va permettre de co-construire une nouvelle direction, ou ré-orienter celle initialement prévue, pour prendre la meilleure voie possible vers le but partagé (par exemple la réussite d’un projet, la création d’une vision commune, …).

SCIAM . - Vous êtes Directeur de la mission “Parlons Energies” et Intelligence collective à la Présidence d’EDF.

Pouvez-vous nous en dire plus sur la démarche d’intelligence collective du Groupe. Pourquoi le Groupe a souhaité initier cette démarche et pourquoi en 2017 ?

Philippe Méchet. - En 2017 le groupe était très impacté par les mesures politiques qui lui demandaient une nouvelle orientation énergétique. EDF étant un groupe très orienté nucléaire, l’enjeu était de placer les énergies renouvelables au cœur de sa stratégie, à équivalence avec l’énergie nucléaire. Il a donc fallu se demander comment accompagner les salariés, dont la culture est fortement marquée par les modes de productions privilégiés jusqu’ici, vers cette transformation. Et cela dans un contexte qui avait considérablement évolué avec l’ouverture à la concurrence et dans lequel l’innovation avait touché de très nombreux domaines mais très peu le domaine de l’énergie.

Nous avons donc lancé en 2018 « Parlons Énergies », un dialogue avec nos 100 000 collaborateurs pour partager et enrichir notre stratégie. Il y avait besoin d’associer les salariés à ce qu’on sentait devoir être une très forte évolution des orientations du Groupe — un mouvement qui créerait une nouvelle dynamique de transformation. « Parlons Energie » a notamment permis de faire émerger le sujet de l’hydrogène au travers des salariés qui ont dit : « On ne peut pas rester à l’écart de l’hydrogène ».

Cette démarche de dialogue interne à grande échelle nous l’avons répété en 2019 sur trois volets :

  • Où est-ce qu’on veut aller ?
  • Comment ?
  • Pourquoi ?

C’est grâce à cette dernière que la raison d’être du Groupe est née. Elle est fondée sur 1321 propositions de salariés remontées au cours de 120 ateliers d’intelligence collective. Le développement de ce programme s’est fait naturellement par la suite. Beaucoup d’unités sont venues voir mon équipe pour nous faire part de divers sujets dont ils souhaitaient s’emparer. Pour vous donner un exemple : comment optimiser les arrêts de maintenance des centrales nucléaires.

SCIAM . - Comment les principes de l’intelligence collective se traduisent-ils concrètement dans votre activité ?

Philippe Méchet. - Mon équipe est régulièrement consultée par des salariés souhaitant mettre en œuvre des opérations dans leur région. Ils nous sollicitent dans ce contexte pour créer un processus permettant aux salariés et directeurs d’unités de la région de construire ensemble cette stratégie.

En fonction du sujet, nous faisons des propositions en termes d’atelier, de méthode, de parties prenantes, etc. Nous nous mettons d’accord avec eux, puis nous accompagnons le déploiement de cette démarche. Puis intervient ce qui constitue l’étape la plus chronophage. Il faut ensuite mobiliser les salariés, former les « dialogueurs » au contexte spécifique et cadrer les ateliers pour que la démarche débouche sur des propositions très concrètes.

SCIAM . - Dans quelle mesure l’intelligence collective représente-t-elle un pilier de l’entreprise de demain ?

Philippe Méchet. - Je suis convaincu que d’ici cinq à dix ans il y a aura des services d’intelligence collective dans toutes les entreprises. Je ferais le parallèle avec le développement durable. J’ai connu le début des services dédiés au développement durable quand ces derniers réunissaient une ou deux personnes. Puis j’ai assisté à l’expansion de ces services dans tous les pans de l’entreprise. Je suis d’ailleurs stupéfait de la vitesse à laquelle une entreprise comme EDF a adopté cette démarche d’intelligence collective. C’est incroyable !

L’intelligence collective dans les entreprises va s’institutionaliser — c’est indispensable. Peut-être qu’au départ les grands principes seront inclus dans les services liés à la responsabilité des entreprises. Mais certainement pas la communication.

L’intelligence collective ce n’est pas de la communication, et il ne faut surtout pas que ça le devienne. Je veux être clair là-dessus. Il ne s’agit pas d’une opération de communication, mais d’une opération qui vise à transformer l’entreprise.

SCIAM . - Quand avez-vous pris conscience de ce phénomène d’intelligence collective pour la première fois ?

Philippe Méchet. - Pour des raisons familiales j’étais très proche du philosophe et sociologue Raymond Aron. Il m’a beaucoup appris sur la sociologie — moins sur les comportements que sur les choses collectives, c’est-à-dire les choix et les options collectives. La sociologie m’a aussi amené à m’intéresser à la philosophie et à des penseurs comme Simone Weil et Hannah Arendt qui ont étudié les opinions collectives et le comportement des masses.

SCIAM . - Selon vous, pourquoi parlons-nous de plus en plus d’intelligence collective ? L’intelligence collective répond-elle à un contexte particulier ?

Philippe Méchet. - Il y a une explication qui pour moi domine : elle est sociologique et sociétale. Nous vivons aujourd’hui une crise de confiance envers les leaders au sens large. Être leader est devenu un handicap. Cela se voit dans les cotes de confiance.

J’ai commencé mon métier dans les études d’opinion — à l’époque où la cote de confiance moyenne des responsables politiques était d’environ 40%. Aujourd’hui, 20% de cote de confiance est considérée comme un bon score. Il y a une crise très claire à la fois de leadership et de confiance dans la société. Nous sommes dans des sociétés qui doutent, qui n’ont plus confiance dans les experts, plus confiance dans les élites. C’est le constat.

A cela il faut donc substituer un mouvement collectif, une direction collective, et cela ne peut venir que d’un ensemble — qu’il soit constitué de citoyens, ou de salariés — avec l’assentiment de l’implication du plus grand nombre. Il faut associer, associer, associer !

L’intelligence collective permet de mettre en mouvement et d’avancer ensemble. La Convention Citoyenne pour le Climat en cela est très intéressante. C’est un déploiement de l’intelligence collective. Il y a des biais, mais qui ne viennent pas du mandat de départ qui leur a été fixé. Le biais est politique. Dire « Tout ce que vous proposerez on le prendra », plutôt que de dire « Tout ce que vous proposerez on l’examinera, et il y aura des choses qu’on ne prendra pas mais on vous dira pourquoi. » est une erreur majeure. Il ne faut pas tricher. On ne peut pas tricher avec l’opinion. On ne peut pas tricher avec les citoyens, ni avec les salariés.

SCIAM . - Comme le montre James Surowiecki dans “La Sagesse des foules”, l’intelligence collective ce n’est pas simplement mettre des personnes en groupe.

Votre expérience vous a-t-elle permis d’identifier ce qui permet de faire émerger l’intelligence collective ?

Philippe Méchet. - Je confirme, c’est bien plus complexe que cela ! Et cet ouvrage est la référence dans le domaine.

Chez EDF nous avons un mot d’ordre, ou plutôt trois : respect, bienveillance et écoute. Réunir ces trois critères permet la mise en confiance des gens afin qu’ils puissent s’exprimer, et donc de faire émerger l’intelligence collective. L’autre clé c’est aussi de savoir équilibrer la parole et de faire en sorte qu’elle circule. C’est là qu’entre en jeu le rôle clé de facilitateur dont je vous parlerai après.

S’il y a plusieurs critères à respecter pour faire émerger l’intelligence collective, il faut aussi considérer « l’après » — ce que j’appelle le suivi de l’intelligence collective. Une fois que le collectif a dégagé des éléments, il faut les faire vivre, et cette mise en mouvement doit également se faire dans une démarche d’intelligence collective.

Pour revenir sur le rôle de facilitateur, chez EDF nous avons des « dialogueurs ». Il s’agit de salariés volontaires. Ils sont formés pendant plusieurs jours, et avant chaque nouveau dialogue pour être en mesure d’animer un groupe, de faire face à un groupe qui se révolte ou de correctement distribuer la parole. Tous nos dialogueurs travaillent en binôme. Il y a une personne qui anime et l’autre qui prend les notes. On parle souvent du rôle clef du facilitateur, mais le scribe a aussi un rôle très important. C’est cette personne qui synthétise la pensée collective à l’instant t, et qui restitue avec le groupe.

SCIAM . - Pourriez-vous nous raconter votre pire et votre meilleure expérience d’intelligence collective ?

Philippe Méchet. - Une bonne expérience c’est une expérience où toutes les parties prenantes de la démarche d’intelligence collective sont satisfaites du résultat. Attention, elles ne sont pas forcément d’accord, mais elles sont satisfaites.

La création collective de la Raison d’être d’EDF est l’exemple le plus fort qui me vient. Nous sommes très fiers de pouvoir dire que notre raison d’être a été créée par nos salariés. Nos salariés y adhèrent, elle a été adoptée par le conseil d’administration, par le Comex, et par l’Assemblée Générale réunissant les actionnaires avec, tenez-vous bien, 99,9% des voix ! Lorsqu’on l’a testé auprès des Français on nous a dit que cette raison d’être correspondait parfaitement à l’entreprise.

Tout cela a pris du temps. Nous sommes partis de 1321 propositions, puis, grâce à différentes méthodes, 900, puis 143, puis 7. Quand les salariés qui ont participé s’y retrouvent, et que ceux qui étaient observateurs disent qu’il n’y a rien à ajouter, c’est une immense satisfaction.

Le pire, à absolument éviter, c’est « l’intelligence collective washing » — quand l’intelligence collective est uniquement utilisée pour mobiliser des salariés sans tenir compte des idées nouvelles qu’ils apportent. Au-delà de l’énervement, cela détruit la confiance. A l’issue, le résultat n’est pas au rendez-vous car l’intention n’était pas réellement de faire évoluer les choses. Nous sommes très vigilants là-dessus.

SCIAM . - Selon vous, quel est le piège de l’intelligence collective?

Philippe Méchet. - Le piège c’est de penser que c’est la clef de la réussite d’une entreprise. La vie d’une entreprise ne peut pas se résumer à l’intelligence collective, c’est bien plus complexe. C’est un élément indispensable pour accompagner une entreprise, mais c’est un des rouages parmi d’autres.

SCIAM . - On lit beaucoup actuellement que la Covid-19 aurait jouée le rôle d’électrochoc pour l’intelligence collective, que ça l’a réveillée. Qu’en pensez-vous ?

Philippe Méchet. - Je ne suis pas forcément d’accord — peut-être parce que nous étions lancés sur le sujet depuis quelques années chez EDF. En revanche, je pense que cela nous a invités à diversifier les moyens de faire émerger l’intelligence collective. Maintenant il faut voir comment tout cela s’articule sur le long terme, au-delà de l’année de Covid. Il faut du temps pour qu’une pratique devienne culture. C’est à chacun de nous de continuer à faire vivre la dynamique.

SCIAM . - Avez-vous un livre, podcast, article en lien avec l’intelligence collective à nous partager ?

Philippe Méchet. - « La sagesse des foules » de James Surowiecki. C’est une référence !

Ce n’est pas directement lié à l’intelligence, mais je vous recommande le livre du sociologue Gérard Bronner, spécialiste sur les espaces d’utilisation du cerveau, « L’apocalypse cognitive ».

Plus j’y réfléchis, plus je pense que l’intelligence collective est un sujet par lequel on ne rentre que pas le biais de quelque chose d’autre. Pour « faire de l’intelligence collective » il ne faut pas essayer de “sauter” directement sur le sujet. Il faut d’abord s’intéresser à la société, aux comportements, à l’écoute, à la psychosociologie. Au fond, on pourrait dire que Gabriel Tarde, qui était un précurseur de la sociologie au XIXème siècle, s’est intéressé à l’intelligence collective en travaillant sur la psychologie des foules. Le collectif est étudié depuis toujours, sous différentes formes. Cela montre bien que l’intelligence collective n’est pas une révolution. C’est une évolution.

Image par Groupe EDF
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