« Le piège de l’intelligence collective c’est de rester dans la phase projet et de ne pas avoir un objectif qui soit pérenne dans le temps.»

EPISODE 6 : l’intelligence collective vue par les doers

Zelda Bas
SCIAM
10 min readApr 15, 2021

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INTERVIEW - Le cercle des « doers » de l’intelligence collective continue de s’agrandir ! Après être partis à la rencontre de Nina Bufi, Marc Santolini, François Taddei, Charles Sirot, et Philippe Méchet, nous sommes ravis de partager ce nouvel épisode de notre série exploratoire sur l’intelligence collective au cours duquel nous avons échangé avec Céline Tréguer, Coordinatrice en Intelligence Collective au sein du Groupe Orange.

Image par Zelda Bas de SCIAM

A travers ses différentes expériences dans la conduite du changement, la transformation digitale et la gestion de l’information, Céline s’intéresse au capital cognitif des organisations et aux moyens d’améliorer la mise à disposition de toute l’intelligence disponible afin d’accroître l’efficacité des métiers et de la prise de décision.

Depuis 2017, Céline est chargée de la gouvernance de BetterTogether, la démarche de veille collaborative du groupe Orange qui s’inscrit dans la dynamique d’intelligence économique. Son équipe accompagne une communauté de plus de 10 000 salariés dans l’appropriation et le développement des dynamiques d’intelligence collective.

SCIAM . - Comment définissez-vous l’intelligence collective ?

Céline Tréguer. - Je n’ai pas vraiment de définition en tant que telle parce que je considère qu’il y a plusieurs formes d’intelligence collective. Lorsqu’on parle d’intelligence collective, on évoque les processus qui permettent de mettre en commun les compétences, les connaissances, et les énergies, afin d’atteindre un objectif de façon plus enrichie que si on était seul. C’est vraiment cette idée que : seul on va peut-être plus vite, mais ensemble on va plus loin.

SCIAM . - Vous êtes chargée de la gouvernance du projet de veille collaborative et d’intelligence collective BetterTogether au sein du Groupe Orange. Pouvez-vous nous en dire plus sur la démarche d’intelligence collective du Groupe. Pourquoi le Groupe a souhaité initier cette démarche ?

Céline Tréguer. - La démarche BetterTogether est née en 2009. Au départ il s’agit d’une démarche d’intelligence économique née au sein du Groupe en même temps que dans d’autres entreprises suite à la publication du rapport Martre sur la compétitivité des entreprises françaises. Nous avons voulu dans ce cadre professionnaliser l’activité de veille interne .

A cette époque l’organisation était assez silotée et comportait des redondances. Ce qui a différencié notre démarche des autres c’est que nous nous sommes appuyés sur l’ensemble des métiers et des entités. Il y a eu d’emblée une volonté de permettre à tous les salariés de faire ensemble, et non pas de faire uniquement pour eux.

Dans beaucoup d’entreprises, la veille est centralisée et réalisée par cette même équipe pour l’ensemble du groupe. Chez Orange nous avons une gouvernance centralisée au niveau du groupe — portée par la Direction de la Sécurité du groupe — mais l’utilisation est complètement décentralisée au niveau des équipes.

Il a donc fallu choisir un nom, Bettertogether qui est très signifiant, et positionner cette démarche au niveau du Groupe, en créant une équipe qui propose une offre de service interne pour accompagner et autonomiser les salariés dans l’utilisation individuelle et collaborative de Curebot éditée par EspritsCollaboratif, la plateforme de veille récemment choisie par le groupe pour soutenir et renouveler la démarche.

Mais l’outil ne fait pas tout. Grâce aux personnes qui ont la charge de projets de veille et qui identifient aussi bien ce qu’elles veulent rechercher que ce qui les intéresse, nous arrivons à identifier les contenus pertinents ; ce qui nous permet d’impulser des dynamiques de travail collaboratives à la fois au sein d’une équipe, et entre les équipes. C’est ce qui crée tout ce potentiel et cette force du projet : développer les synergies, dé-siloter l’organisation, et faire croiser ces expertises qui peut-être ne se parlaient pas avant.

Aujourd’hui le projet BetterTogether fédère une communauté d’un peu plus de 10,000 personnes au sein du groupe. On a une cible potentielle de trente à quarante mille utilisateurs. C’est donc un projet d’envergure, avec une certaine visibilité, pérenne, couvrant un large spectre de sujets : depuis la veille écosystème concurrentiel qu’il soit marketing ou technologique, jusqu’à des veilles sur des métiers spécifiques comme les ressources humaines ou les achats ; et visant à accroître la capacité opérationnelle des personnes.

Bettertogether a maintenant 10 ans d’expérience et s’appuie donc sur des communautés ancrées depuis plusieurs années. Le partage d’expérience crée cette durabilité, ce côté présent dans le temps et non éphémère. Je suis convaincue que cela accroît le capital confiance et embarque les salariés dans cette dynamique.

SCIAM . - Comment les principes de l’intelligence collective se traduisent concrètement dans votre activité ?

Céline Tréguer. - Nous avons plusieurs projets d’intelligence collective au sein du groupe :

  • La démarche de veille collaborative BetterTogether,
  • Les équipes qui s’occupent de Plazza, notre réseau social interne basé sur Jive et qui fédère des communautés d’intérêt autour de différents sujets,
  • Le travail sur la Raison d’Etre du Groupe qui a été mené avec l’ensemble des collaborateurs,
  • Toutes nos activités du type Hackathon, ...

Ces projets visent à fédérer et créer ce liant entre les personnes en servant un objectif collectif. La veille collaborative, par exemple, vise à disposer de la photo la plus exhaustive de l’écosystème dans lequel nous sommes en considérant que chacun a une pièce du puzzle. C’est en mettant les pièces en commun qu’on obtient le puzzle complet et la vision la plus « éclairée » pour être le plus à même de prendre les bonnes décisions.

Au sein de Bettertogether mon équipe à un rôle d’accompagnement, de conseil et de facilitation auprès des métiers dans la mise en place de leur projet de veille. Nous sommes sollicités, mais nous suggérons également la démarche de manière proactive lorsque nous percevons un intérêt.

Notre travail s’articule autour de trois grandes étapes :

1. L’identification précise des besoins de l’équipe. Plus nous sommes précis dès le départ, plus il sera facile de récupérer les informations dont les membres de l’équipe avec laquelle nous travaillons vont avoir besoin. L’idée est de réussir à cibler le corpus opérationnel qui va les intéresser pour éviter de les noyer d’informations qu’ils ne seront pas en mesure d’analyser.

2. La co-construction. C’est une étape clef pour que l’équipe s’approprie la manière de faire, et pour s’assurer que cette façon de faire soit adaptée à leurs profils et leur dynamique d’équipe. Il n’y a pas une seule méthode, mais plutôt des « recettes » qui vont s’ajuster en fonction de l’équipe avec laquelle nous travaillons.

3. La mise en place d’un relais interne à l’équipe. L’idée est d’avoir quelqu’un qui soit un facilitateur ou animateur de la démarche en interne. Cette personne devient notre point d’entrée, et impulse une dynamique pour que la démarche vive par la suite.

Si mon équipe « met sur les rails », il faut ensuite un « conducteur du train » pour que la démarche perdure après la phase de co-construction, mais cela ne signifie pas que nous disparaissons pour autant. Une fois que la démarche d’intelligence collective est en mouvement, nous sommes en appui pour répondre aux besoins de l’équipe : pour l’aider si les périmètres changent par exemple, ou lorsque l’équipe évolue.

Notre objectif est de croiser les expertises et de développer les différentes synergies qu’il va y avoir au sein même du projet et potentiellement avec d’autres équipes que nous avons déjà accompagnées pour faire les ponts entre les différents sujets lorsque cela fait sens.

Nous avons « réussi » quand le projet vit tout seul, et que la veille est utilisée au quotidien par les métiers et les enrichit.

SCIAM . - Dans quelle mesure l’intelligence collective représente-t-elle un pilier de l’entreprise de demain ?

Céline Tréguer. - Je ne sais pas s’il y aura une direction d’intelligence collective dans toutes les entreprises d’ici quelques années. Je dirais que c’est plus de l’ordre des soft skills qui vont infuser de nombreux métiers différents.

L’intelligence collective devient une de ces compétences clefs. Elle va se développer davantage au niveau des salariés qui sont chefs de projet, coordinateurs, communicants, ou RH. Savoir développer et faire vivre le collaboratif et le collectif sera essentiel. Je pense que le rôle de « facilitateur » va énormément se démocratiser.

SCIAM . - Quand avez-vous pris conscience de ce phénomène d’intelligence collective pour la première fois ?

Céline Tréguer. - Je pense que c’est inhérent aux gens. Ce besoin des autres, de collectif, c’est quelque chose qu’on perçoit dans la vie au quotidien.

Je l’ai vu concrètement en entreprise quand j’étais à la Direction de la Stratégie Business Service d’Orange. Dans le cadre de mes activités, j’étais régulièrement chargée de faire des dossiers sur certains thèmes, par exemple sur des concurrents ou des technologies émergentes. Il était fréquent que sur des sujets pointus j’ai, à priori, peu de compétences. Les temps de réalisation de ces dossiers étant souvent courts, je cherchais en amont toutes les informations qui pouvaient m’être utiles mais surtout les différentes expertises qui pouvaient m’éclairer ou avoir un regard plus aguerri que le mien.

Je me suis très rapidement rendu compte qu’en croisant plusieurs expertises, j’obtenais la vue la plus exhaustive et riche possible sur un sujet donné.

Ce constat de la force de l’intelligence collective n’a fait que se renforcer par la suite.

SCIAM . - Selon vous, pourquoi parlons-nous de plus en plus d’intelligence collective ? L’intelligence collective répond-elle à un contexte particulier ?

Céline Tréguer. - Nous vivons dans un monde qui évolue très vite au travers de transformations qui sont à la fois rapides et nombreuses et dans lequel l’incertitude est omniprésente. Cet environnement quelque part suppose qu’on développe et qu’on embarque autour de soi les différents éléments qui nous permettent de comprendre ces évolutions, d’y faire face, de voir quels impacts elles ont, comment on y répond, et de réduire l’incertitude. L’intelligence collective est un outil, parmi d’autres, qui permet d’apporter des réponses et de donner une direction collective.

SCIAM . - Comme le montre James Surowiecki dans “La Sagesse des foules”, l’intelligence collective ce n’est pas simplement mettre des personnes en groupe. Votre expérience vous a-t-elle permis d’identifier ce qui permet de faire émerger l’intelligence collective ?

Céline Tréguer. - Pour faire émerger l’intelligence collective il faut :

  • Plusieurs personnes certes, mais surtout une diversité des points de vue et une certaine ouverture à cette diversité.
  • Une convergence entre les intérêts individuels et collectifs. Si on n’arrive pas à générer ce croisement d’intérêts, finalement le collectif ne naît pas.
  • Valoriser ce que cette démarche apporte derrière pour qu’elle perdure dans le temps.

Chez Orange plus particulièrement, je vois tous les jours l’importance du relais — du facilitateur — dans les équipes. Sans ce dernier, le collectif est beaucoup plus bancal ce qui met en risque sa durée de vie.

SCIAM . - Pourriez-vous nous raconter votre pire et votre meilleure expérience d’intelligence collective ?

Céline Tréguer. - Je vais commencer par le positif. Il y a quelques années j’ai accompagné un projet avec une équipe sur un domaine d’expertise. Quelques mois plus tard, nous leur avons proposé d’intervenir lors d’un de nos évènements internes de partage de bonnes pratiques. Pendant la session ils ont partagé leur expérience en matière de veille, leurs objectifs, comment ils avaient fait, etc. Ils nous ont indiqués, lors de cet échange, avoir identifié une tierce personne participant à leur veille sans qu’ils ne la connaissent (les projets de veille sont ouverts) ce qui les interrogeait car le regard de cette personne sur le sujet était complémentaire aux leurs. Il s’avérait que cette personne était aussi dans la salle. Elle travaillait dans une autre entité qu’eux mais s’intéressait également à ce sujet. Ils ont ainsi pu faire connaissance, échanger. Aujourd’hui ils continuent de travailler ensemble en ayant des approches complémentaires. Plutôt que d’avoir deux projets qui auraient été fortement redondants, un projet commun a émergé et créé de belles synergies entre les équipes. Le projet continue de vivre aujourd’hui alors que certaines personnes de l’équipe sont parties ou ont changé d’entité.

Quant à mes moins bonnes expériences, elles ont eu lieu lorsque nous n’avons pas réussi à assurer la transition suite au départ d’un facilitateur. Quand cela arrive, il n’est pas rare que les projets s’arrêtent carrément.

Il nous est également arrivé que des projets ne prennent pas. Souvent cela arrive lorsqu’un manager donne juste l’impulsion sans que l’équipe ne soit réellement embarquée pour aller dans le même sens. Cela signifie que nous n’avons pas identifié ce qui va intrinsèquement motiver l’équipe et répondre à cet enjeu de collectif. Résultat : sur le temps du projet de l’accompagnement, ils jouent un peu le jeu mais sans forcément montrer leur non-adhésion et au moment où on « se retire », la dynamique ne se prolonge pas. Ce genre de d’expérience risque d’essouffler les équipes. C’est très compliqué de remotiver et créer de la confiance derrière.

SCIAM . - Selon vous, quel est le piège de l’intelligence collective ?

Céline Tréguer. - Le piège c’est de rester dans la phase projet et de ne pas avoir un objectif qui soit pérenne dans le temps. Une démarche d’intelligence collective ce n’est pas quelque chose de statique. Il est essentiel de se remettre en question en permanence, se reposer les questions de départ, du périmètre sur lequel on agit, des enjeux que l’on a, et des objectifs que l’on souhaite atteindre. Lorsqu’on lance une démarche d’intelligence collective, il faut se poser les bonnes questions, notamment comment maintenir la dynamique créée dans la phase projet et comment renouveler les énergies qui vont porter la démarche dans le temps.

Quand on parle de l’émergence de la raison d’être au niveau d’une entreprise par exemple, il ne s’agit pas juste de concerter ses salariés. Il faut les engager dans le temps, les impliquer dans la déclinaison des objectifs, et continuer à s’appuyer sur ce collectif qui est un moteur extrêmement puissant pour les entreprises si elles savent le gérer.

L’autre piège c’est de penser que parce qu’on met un outil d’intelligence collective en place quel qu’il soit ça va forcément prendre auprès des utilisateurs. L’outil n’est qu’un moyen. S’il n’y a pas d’accompagnement ou d’animation, ça ne fonctionnera pas.

SCIAM . - Avez-vous un livre, podcast, article en lien avec l’intelligence collective à nous recommander ?

Céline Tréguer. - « L’intelligence collective » de Pierre Levy, c’est une référence !

Mais je dois dire que ce sont davantage les échanges d’expertises et d’expériences en intelligence collective qui m’inspirent en ce moment. Je m’intéresse beaucoup à ces petits moyens qui permettent, en étant à distance, de créer une dynamique collective.

Je vous recommande l’application WE Box, créé par Alexia de Bernardy et Charles Keller afin d’aider les entreprises à créer du lien et à « booster » l’agilité et l’engagement au travail.

Ce type de contenu me permet de renouveler l’approche que je peux avoir en termes d’animation auprès des utilisateurs et de discuter avec d’autres facilitateurs.

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