Le travail et la valeur : un grand malentendu

Série d’été | « Les figures de l’ouvrage » (7/9) | Mariana Mazzucato

Mon nouveau livre Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail va paraître le 18 septembre prochain aux éditions Calmann-Lévy.

Les quelques semaines qui précèdent sont l’occasion, à travers cette série d’été, de vous faire découvrir les auteur.e.s qui m’ont influencée dans l’écriture de ce livre. J’en ai sélectionné neuf, et j’ai décidé de les appeler les « figures de l’ouvrage ». Ces neuf personnalités éclairent chacune à leur manière, par leur vie et leurs idées, le chemin qui reste à faire du labeur à l’ouvrage.

Après Barbara Ehrenreich, David Graeber, Silvia Federici, Henry George, Jane Jacobs, et John Ruskin, voici aujourd’hui le septième épisode, consacré à Mariana Mazzucato. Viendront ensuite William Morris et Hilary Cottam.

La grande défenseuse de l’Etat que l’on a besoin d’entendre

Mariana Mazzucato fait partie de ces figures que l’on voit partout en ce moment. Elle intervient au World Economic Forum, au Peter Drucker Forum, et auprès des chefs d’Etat du monde entier. C’est d’autant plus remarquable que le monde des économistes n’accueille pas volontiers les femmes… et que son message est très éloigné de celui de la plupart des autres économistes.

Il faut dire que Mazzucato, que je suis allée écouter plusieurs fois à Londres, est une femme dont l’influence n’a d’égale que l’autorité. (Elle a tant d’autorité et de confiance en elle qu’elle me fait penser à ma grand-mère !) Elle est professeure de Economics of Innovation & Public Value à University College London (UCL), membre du groupe d’experts de la Commission Européenne sur l’Innovation pour la Croissance (Innovation for Growth) et fondatrice et directrice de l’Institute for Innovation & Public Purpose à UCL (« Institut pour l’innovation et l’intérêt général »), un institut de recherche et d’enseignement voué à l’exploration de nouvelles approches, plus innovantes, de l’action publique.

Depuis la publication et le succès de son livre The Entrepreneurial State: Debunking Public vs. Private Sector Myths en 2013, elle n’a de cesse de tenter de casser ce mythe selon lequel la « valeur » serait créée dans le secteur privé et « consommée » par le secteur public. Elle enfonce le clou dans son ouvrage de 2018, The Value of Everything: Making and Taking in the Global Economy.

Dans The Entrepreneurial State, elle explique qu’on a bien tort de penser que le rôle de l’État serait limité à corriger les erreurs de marché tandis que le secteur privé aurait la part belle en matière d’innovation et d’entrepreneuriat. C’est historiquement faux puisque de nombreux projets innovants ont bénéficié d’un effort et d’une prise de risque considérables de la part de l’État. Par exemple, le succès de l’iPhone ne tient pas seulement au génie de Steve Jobs et d’Apple, mais aussi aux investissements colossaux réalisés par l’État américain pour développer les infrastructures Internet (projet Arpanet) ou celles du réseau de satellites qui nous permet de disposer du GPS. Même Siri a bénéficié des apports de sujets de recherche lancés par des organismes publics, avant que la technologie ne soit transférée au secteur privé.

📙 Pré-commandez “Du Labeur à l’ouvrage” 📙

Pour Mazzucato, les partenaires privés ne sont pas toujours les mieux placés pour produire de l’innovation car ils ont tendance à favoriser l’émergence de technologies sur le court ou le moyen terme, tandis que l’État est davantage capable de porter des projets d’envergure. Et on ne devrait pas laisser les acteurs privés faire croire qu’ils sont les seuls à « créer de la valeur », au risque de ne pas voir rétribués à leur juste valeur les investissements réalisés par l’État.

La confusion entre le prix et la valeur

La dévalorisation (ou non-valorisation) de certains métiers, notamment dans les services de proximité, est un des sujets centraux de mon livre Du Labeur à l’ouvrage. C’est pourquoi les idées de Mazzucato m’ont beaucoup inspirée, tout particulièrement celles de son dernier livre, The Value of Everything.

Dans ce livre, elle explique en effet qu’il existe une confusion croissante entre prix et valeur. Selon elle, le prix est devenu l’indicateur unique de la « valeur » : au lieu d’une théorie de la valeur déterminant le prix, on se retrouve avec une théorie du prix déterminant la valeur.

Omniprésente dans le monde politique, cette théorie nourrit l’idée selon laquelle l’économie est un moteur à deux temps. Dans un premier temps, la « valeur » est créée dans quelques secteurs de l’économie, là où les prix sont les plus élevés et les travailleurs sont les mieux rémunérés. Dans un second temps, cette valeur est réalisée et redistribuée pour financer les emplois dans le reste de l’économie. Ce serait notamment le cas du secteur public, dont la « charge », comme on sait, pèse sur les contribuables. Mais il en irait de même pour la plupart des services de proximité opérés par le secteur privé, où la faible rémunération de travailleurs paupérisés est vue comme un signe de ce que ces secteurs créeraient en réalité peu de valeur.

Nombre de services de proximité sont d’ailleurs opérés par la puissance publique. C’est le cas, en particulier, de la santé et de l’enseignement, qui sont jugés trop critiques pour être abandonnés au secteur privé. Lorsqu’ils sont opérés par la puissance publique sans considération de rentabilité, ces services peuvent être de meilleure qualité et démocratisés car subventionnés par l’impôt. Dans ces conditions, les travailleurs qui produisent ces services peuvent être un peu mieux traités que la plupart des travailleurs de services de proximité dans le privé. On bénéficie d’une meilleure retraite après une carrière d’infirmière à l’hôpital public qu’après avoir été serveur dans un restaurant ou personne de ménage dans une tour de bureaux.

Hélas, la confusion entre le prix et la valeur sabote peu à peu la qualité de ces services publics et la dignité de ceux qui les assurent. En entretenant l’idée que les travailleurs du public sont des « charges », des parasites qui « pèsent » sur les autres (c’est-à-dire les contribuables qui travaillent dans le privé et eux, ne sont pas des « parasites »), on a contribué à la dévalorisation accélérée de ces métiers. C’est notamment vrai des métiers de l’enseignement, dont les rémunérations relatives ont chuté fortement au cours des trois dernières décennies et où la crise de recrutement n’a jamais été plus aiguë (dans certaines disciplines, il y a plus de places au concours que de candidats).

A mesure que l’on a fait de la « suppression du nombre de fonctionnaires » un objectif en soi, on a enfoncé dans le crâne des agents publics l’idée qu’ils étaient des nuisibles. Sans lien aucun avec la mission même des services publics, cet objectif vide de faire baisser le nombre de fonctionnaires est devenu le POURQUOI des politiques publiques de tous les derniers gouvernements.

On a aussi standardisé davantage ces services pour qu’un nombre réduit de travailleurs puissent servir le même nombre d’usagers, dégradant au passage la qualité du service rendu et mettant un peu plus les travailleurs sous pression. On a aussi rendu beaucoup plus difficile le recrutement des fonctionnaires et systématisé la logique de « bouchage de trous » par des vacataires dont le niveau n’est pas controlé et dont les conditions de travail sont dégradées.

La théorie de la valeur déterminée par le prix a pour conséquence une dissonance cognitive troublante chez les travailleurs des services opérés par la puissance publique : ils savent bien que ce qu’ils font est éminemment utile (les « bullshits jobs », ce n’est pas eux), mais la « valeur » qu’on leur attribue est faible. Or cette dissonance cognitive est usante. Elle leur coûte en dignité.

Il y a quelques années, dans un article intitulé « Peut-on switcher quand on est prof ? », j’avais expliqué les raisons qui m’ont fait quitter l’Education Nationale en 2015, alors que j’ai beaucoup aimé enseigner et que je m’y suis sentie utile. La théorie de la valeur déterminée par le prix est une bonne manière d’expliquer mon choix de partir de la fonction publique.

La crise d’attractivité des métiers de la santé ou de l’enseignement n’a rien de surprenant quand on comprend le rôle joué par cette confusion croissante entre le prix et la valeur. Surmonter cette crise en levant cette confusion, voilà certainement l’un des plus grands défis du futur du travail. Nous consommons davantage de services. Notre population vieillissante aura besoin de plus de soins. Nous aurons donc toujours plus besoin de cette « valeur » créée dans tous les secteurs de services de proximité, qu’ils appartiennent au secteur public ou au secteur privé.

Rendez-vous la semaine prochaine pour le septième épisode de cette série : « La redécouverte de l’artisanat » (William Morris).

Pré-commandez “Du Labeur à l’ouvrage” !

--

--

Laetitia Vitaud
Du Labeur à l’ouvrage. L’artisanat est le futur du travail

I write about #FutureOfWork #HR #freelancing #craftsmanship #feminism Editor in chief of Welcome to the Jungle media for recruiters laetitiavitaud.com