Épisode 2 — une enfance, quatre pays

Ma grand-mère prétend qu’elle ne parle pas allemand. Pas un mot. Mais un jour, encore dans les limbes suite à une opération, elle appelle quelqu’un… en allemand. Il faut dire qu’elle a passé ses première année à Hambourg et qu’elle a été éduquée par une gouvernante allemande, qui la suivra toute son enfance avant de se marier, un peu avant la guerre, à un homme de la Gestapo. “C’était une femme merveilleuse, c’était ma mère. Après la guerre, je l’ai beaucoup cherchée, mais je n’ai jamais trouvé de traces…”

Le mariage de mes arrières grand-parents n’a pas été heureux. Rega Taube (prononcez Réga Ta-ou-bet), la mère de ma grand-mère, est mariée sur la décision de sa propre mère, sans même avoir été présentée à son époux. Elle connaît son nom, Scharf, mais ne lui demandera son prénom que dans le train qui les emmène pour leur voyage de noce, vers la France puis les États-Unis.

Au retour, ce couple de Polonais, d’origine juive, décide de s’installer à Hambourg, où ma grand-mère naît en 1929. Son père tient à l’appeler d’un nom biblique, Shulamit, mais sa mère s’y oppose férocement. C’est un tirage au sort dans l’annuaire qui tranche : elle s’appellera Viola (et Shulamit en deuxième prénom tout de même !). Par chance, Rega est dotée d’un bon sens politique, et force son mari à quitter l’Allemagne avant 1933, par peur d’Hitler. Ils s’installent alors en Belgique.

Ma grand-mère dans les années 30

À l’époque, l’éducation est encore rude. En colonie de vacances, à l’âge de 6 ans, ma grand-mère écope d’un confinement de deux semaines pour avoir refusé de manger son porridge au petit-déjeuner. Et lorsqu’elle se fait pipi dessus, tous les autres enfants sont appelés à soulever sa jupe pour constater l’infamie. “Je m’en souviens jusqu’à aujourd’hui” me disait-elle encore à 85 ans. Voilà pour les partisans de l’éducation “à l’ancienne”...

En 1934, la famille déménage à Londres pour les affaires de mon arrière grand-père. Viola va à l’école, où elle reçoit des cours de religion. Enfin, selon elle, on lui raconte des “histoires” de l’Ancien Testament. Dans ma propre enfance, mes grand-parents me racontaientt des “contes et légendes” de la Rome antique, de la Grèce, du Brésil, du Mexique… et les histoires bibliques en faisaient partie exactement au même titre que les autres. Je ne pense pas que ma grand-mère ait vraiment eu de pratique religieuse dans son enfance. Mais, les récits bibliques continueront de l’intéresser, notamment pour étudier la littérature anglophone, son futur métier.

Son père, vit largement de la spéculation boursière. A ce jeu, on ne gagne pas à tous les coups. A tel point qu’il est ruiné et que par deux fois ses biens saisis. “Je me souviens de la maison vide. On a tout emporté, les vêtements, les jouets… je n’ai gardé que ma robe et ma poupée”. La relation entre Rega et lui étant de toute manière tendue, il rentre en Pologne, elle reste en Angleterre.

Puis vient la pire idée possible, au pire moment possible. Pour mettre les choses au clair, Rega et Viola partent pour un séjour en Pologne début 1939. Presque au même moment, Zyga Taube (prononcez Zéga), le frère de Rega, et sa femme décident de rester aux États-Unis, où ils sont en voyage d’affaire. Ils font venir leur fils Tad depuis Varsovie. Celui-ci traverse l’Allemagne, aux portes de la guerre, avec son passeport l’identifiant comme juif… avant de prendre en France le ferry qui l’amène à New-York.

Réga et son mari à Krynica (Pologne) en 1939

Ma grand-mère n’aura pas cette chance. Le train de retour vers l’Angleterre est réservé pour … le 9 septembre 1939 ! Dès le début des combats, Rega se rend auprès du conte Livio Tripcovitch, le companion de sa demi-sœur Łucja (surnommée Lou-ja, comme une jota espagnole), représentant de la Banque Adriatique, pour lui réclamer un visa pour l’Italie. “Si tu ne me donnes pas ce visa, je rentre chez moi. Je tue ma mère. Je tue ma fille. J’envoie une lettre à ma sœur pour le lui dire, et je me tue.”

Ma grand-mère juste avant la guerre

La suite au prochain épisode.

Épisode 1 — jeunesse dorée
Épisode 2 — une enfance, quatre pays
Épisode 3 — en voiture pour la guerre
Épisode 4 — sur la croisette
Épisode 5 — Nouveau Monde
Épisode 6 — Fin d’une enfance
Épisode 7 — Noces sous les tropiques
Épisode 8 — La rencontre du socialisme réel
Épisode 9 — La découverte de l’Inde
Épisode 10 — Retour en Pologne
Épisode 11 — L’exil
Épisode 12 — Épilogue français

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L’odyssée de mes grand-parents
L’odyssée de mes grand-parents

Guerre, fuite, amour et retrouvailles… mes grand-parents ont traversé le chaos du XXème siècle à travers 3 continents. Comment être heureux malgré les crises ?