Épisode 3 — en voiture pour la guerre

Heureusement les bombes sont tombées loin de leur pension, mon grand-père Ignacy et son frère Stefan sont ramenés par leurs parents à Varsovie. Mais le 5 septembre, les autorités quittent la ville. Ma famille fait de même, entassant parents, grand-parents, cousins… soit 14 personnes et quelques bagages dans 4 voitures, direction Lublin, une grande ville au Sud de Varsovie, déjà assaillie par les réfugiés.

Un arbre généalogique de la famille de mon grand-père

Rafal, le grand-oncle sénateur décide de remonter au nord vers la Lituanie, tandis que le reste de la famille descend vers le Sud, à Lviv (prononcez L-vouf, qui était à l’époque polonaise, et qui est aujourd’hui la seconde ville d’Ukraine), où un vague cousin leur fournit de l’essence. De là, ils poursuivent vers Drohobicz (prononcez drohobitch), une petite ville où la communauté juive les accueille en fête (c’est le moment où être un banquier juif connu a des avantages !). Ils sont coincés là plusieurs jours car mon grand-père a une gastrite (et la gastro à l’époque c’est vraiment grave). Or Drohobicz, ce n’est pas qu’une communauté accueillante, c’est aussi une ville sans bains individuels, ce qui pousse mon arrière grand-père Michal à fréquenter, à son grand désarroi, le Mikvé, le bain collectif juif. Et surtout, c’est un des rares puits de pétrole du pays, autant dire un objectif stratégique, qui pourrait à tout moment être bombardé pour couper les ressources du pays.

Toutefois, l’Allemagne, sûre de sa victoire, choisit de préserver cette ressource pour pouvoir l’exploiter tout au long du conflit. Mais impossible de le savoir en ces premiers jours de guerre, et de panique !

Une fois mon grand-père sur pied, la famille va s’installer dans la maison de campagne d’un collègue, à 15 km de la frontière roumaine. Le vendredi 15 septembre, on arrange l’inscription d’Ignacy et de Stefan à l’école locale pour le lundi suivant. Oui, le 15 septembre. Mes arrières grand-parents considèrent qu’avoir loupé deux semaines de cours est vraiment dommageable et que ça ne peut plus durer.

Mais la rentrée n’aura jamais lieu. Dimanche 17 septembre, la famille est attablée pour le café quand une domestique dit :

  • “tiens ! c’est drôle !”
  • “qu’est-ce qui est drôle ?”
  • “Les trois flics de notre localité nous ont quittés aujourd’hui à 5h du matin”.
  • “Et pourquoi vous ont-ils quittés ?”
  • “Parce que les bolcheviks arrivent”

C’est le moment où être un banquier juif connu n’est pas une bonne nouvelle !

Famille Szereszewki avant guerre

Ils repartent et traversent la frontière roumaine où les réfugiés sont accueillis avec des distributions de fruits et de vin. Ma famille dispose d’une carte routière qui indique que le chemin vers Bucarest est à la sortie du village à gauche. Mais toutes les voitures reçoivent l’instruction de prendre la route de droite. Où mène cette route ? Où envoie-t-on les réfugiés ?

Ils contactent alors la communauté juive locale qui propose son aide. Ils n’auront qu’à prendre à droite puis s’arrêter au grand arbre 300m plus loin. De là, des guides leur montreront comment passer leurs voitures à travers champs pour éviter le piège…
Résultat, la famille arrive tard dans la nuit dans la localité suivante. Bien après toutes celles et ceux qui ont pris à droite, par la nouvelle route qui ne figurait pas encore sur la carte routière. Comme quoi, en temps de guerre, il y a toujours des malins pour profiter de la peur des autres !

Au rythme d’un pot-de-vin tous les 50 km, la famille réussit à atteindre Bucarest le 19 septembre. Les grand-parents de mon grand-père y resteront quelques temps, avant de rejoindre la Suisse, puis la Palestine. Mon arrière grand-père ayant des affaires, et une amie, en France, il décide de prendre l’Orient express avec sa femme Anna, leurs enfants Ignacy et Stefan. Mais à la frontière italienne, les gardes, en lisant leurs noms, suspectent qu’ils sont juifs, et les obligent à descendre du train.

Les voilà à Rakek, où quelques juifs allemands, leur passeport tamponnés de la lettre J, se saoulent en attendant la fin.

La suite au prochain épisode.

Épisode 1 — jeunesse dorée
Épisode 2 — une enfance, quatre pays
Épisode 3 — en voiture pour la guerre
Épisode 4 — sur la croisette
Épisode 5 — Nouveau Monde
Épisode 6 — Fin d’une enfance
Épisode 7 — Noces sous les tropiques
Épisode 8 — La rencontre du socialisme réel
Épisode 9 — La découverte de l’Inde
Épisode 10 — Retour en Pologne
Épisode 11 — L’exil
Épisode 12 — Épilogue français

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L’odyssée de mes grand-parents
L’odyssée de mes grand-parents

Guerre, fuite, amour et retrouvailles… mes grand-parents ont traversé le chaos du XXème siècle à travers 3 continents. Comment être heureux malgré les crises ?