Épisode 6 — Fin d’une enfance

Grâce à Livio, le compagnon de sa demi-sœur Łucja, Rega obtient des visas pour l’Italie. Elle part avec sa fille Viola (ma grand-mère) et sa mère Rachel. Mais elles sont retenues à la frontière polonaise. “Ma mère a téléphoné à Łucja. Elle est arrivée. Elle était une très belle femme… Elle a réussi à les convaincre”.

La famille de Livio est armateur à Trieste. De là, elles ont donc accès à des paquebots en partance pour le Brésil. Quant aux visas, elles parviennent à se faire passer pour catholiques pour les obtenir. En effet, l’Amérique du Sud est à l’époque un refuge pour les catholiques “non aryens”. Pour sauver des vies ou pour de l’argent, certains laissent des juifs passer entre les mailles du filet. Elles embarquent donc dès 1939 pour Rio de Janeiro.

Viola ne reverra jamais son père. Celui-ci est caché pendant plusieurs années dans une branche de la famille Lubomirski. Mais en 1944, ces aristocrates fuient l’approche de l’armée soviétique. Il est capturé et déporté dans un camp. Il est encore vivant lorsque le camp est libéré, mais déjà trop faible pour être sauvé. Il meurt quelques jours plus tard. Ma grand-mère en parle extrêmement peu, je crois qu’elle lui en a toujours voulu de l’avoir laissée orpheline.

Arrivée au Brésil, la famille n’a d’abord aucune ressource. Rega habite dans une chambre misérable. Elle ne veut pas que sa fille vive ainsi. Alors Viola habite avec sa grand-mère Rachel. Elles partagent une chambre et des repas grâce aux 80$ qu’envoie tous les mois l’oncle Zyga (prononcez Zéga) qui est aux États-Unis.

L’arbre généalogique de ma grand-mère Viola

Rapidement, Rega entame une relation avec Henio, un juif polonais rencontré sur le paquebot l’amenant au Brésil. Une relation informelle car la famille de Henio voit d’un mauvais œil cette femme déjà mère et sans le sous.

Rega qui est menue et attache beaucoup d’importance à son apparence se désespère en voyant que sa fille prend du poids malgré le peu qu’elles ont. C’est que, dès son enfance, ma grand-mère donne des cours d’anglais pour compléter leurs maigres revenus. Et qu’elle cache à sa famille quelques cours supplémentaires pour pouvoir s’acheter des pâtisseries !

Mais ce n’est pas qu’une gourmandise, c’est aussi une échappatoire à un quotidien toujours plus dur. Rachel ne supporte pas cette petite-fille qui mange son argent. Alors pour se venger, la nuit, elle la pince. Toutes les nuits. Et ma grand-mère se tait car elle sait que, de toute façon, sa mère n’a pas les moyens et de la loger et de la nourrir. Alors, elle donne un peu plus de cours d’anglais, mange un peu plus de pâtisseries, grossit… Jusqu’à ce qu’un jour elle tombe malade.

Le médecin qui vient l’examiner la trouve couverte de bleus et prévient que Viola est une enfant maltraitée. Henio décide alors de se marier avec Rega et offre ainsi un toit à Viola. “Avec tout ça, j’étais quand même attachée à ma grand-mère. C’était une femme extrêmement intelligente, et si elle avait pu travailler, elle aurait fait des choses très chouettes. Tout simplement, c’est la situation des femmes qu’on empêche de travailler. Je ne la déteste pas, j’ai beaucoup de pitié pour cette vie vraiment pas valable. Et je crois que c’était la situation de beaucoup de femmes à l’époque.”

Viola et Rachel

Pour nourrir la famille, Henio trouve un travail dans une institution juive de bienfaisance à São Paulo (prononcez San Paolo), où ils déménagent. Ma grand-mère est alors placée dans le lycée français afin de recevoir une bonne éducation et de préparer un futur retour en Europe.

Viola est une belle jeune fille, qui détonne en portant des jupes à mi-cuisse, à la mode européenne, là où les Brésiliennes les portent encore sous le genoux. Elle commence à flirter avec un jeune homme de 19 ans, cinq de plus qu’elle. Il est riche et l’emmène chaque jour dans une voiture différente (il en a trois !). Sous prétexte d’une fête il l’invite chez elle… où elle est reçue par toute la famille qui évalue cette future belle-fille. Le jeune homme fait même une demande en mariage officielle à Rega, en promettant d’attendre la fin des études de ma grand-mère… Viola prend peur, elle est trop jeune pour s’engager ! Heureusement Rega la soutient, elle se mariera plus tard… et avec une homme riche, qui lui offrira une belle situation.

Viola dans les années 1940

Côté études, ma grand-mère est brillante en littérature. Elle se plonge dans Jung et Freud, ce qui l’invitera à choisir de travailler sur la “psychanalyse des textes”. Mais à côté de ça, les maths sont un désastre. À tel point qu’elle échoue à l’épreuve du bac. C’est là qu’un jeune homme aux yeux très bleus est embauché pour lui donner des cours particuliers…

Elle appelle son amie Hélène : “Un beau blond aux yeux bleus ! Tu sais que moi je n’aime pas les blonds… Il est ennuyeux à mourir mais il est très beau donc est-ce que tu peux me débarrasser parce que je ne veux ni des maths ni de lui”…

La suite au prochain épisode.

PS : je suis tombé sur ce texte sur l’émigration de l’Europe vers l’Amérique du Sud pendant la guerre.

Épisode 1 — jeunesse dorée
Épisode 2 — une enfance, quatre pays
Épisode 3 — en voiture pour la guerre
Épisode 4 — sur la croisette
Épisode 5 — Nouveau Monde
Épisode 6 — Fin d’une enfance
Épisode 7 — Noces sous les tropiques
Épisode 8 — La rencontre du socialisme réel
Épisode 9 — La découverte de l’Inde
Épisode 10 — Retour en Pologne
Épisode 11 — L’exil
Épisode 12 — Épilogue français

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L’odyssée de mes grand-parents
L’odyssée de mes grand-parents

Guerre, fuite, amour et retrouvailles… mes grand-parents ont traversé le chaos du XXème siècle à travers 3 continents. Comment être heureux malgré les crises ?