Épisode 7 — Noces sous les tropiques

Après quelques jours, les cours particulier de maths s’estompent… “On s’est connu en décembre 1945. Et on est devenus amants… en décembre 1945 ! Tu sais, ces choses-là comptaient. C’était pas ta génération”. Si vous imaginez une vieille dame avec un sourire gêné… ce n’est pas ma grand-mère ! De toute la famille elle est certainement la personne la plus décontractée pour parler de sexualité et elle raconte ça en éclatant de rire.

Seulement Rega est désespérée de cet amour naissant avec un garçon certes intelligent mais sans le sous. Pendant l’année qui suit, Viola et Ignacy vivent chacun dans leur famille à Sao Paulo, travaillent leur bac et s’écrivent de longues lettres. Mais, lorsqu’Ignacy déménage à Rio, Viola s’enfuit pour le rejoindre. “J’ai loué un lit dans une chambre de 7 lits. J’avais 16 ans, le scandale était immense, j’étais fichue comme fille à marier. Alors ma mère n’avait pas de solution, elle s’est décidée au mariage.”

“Viola Petit, je suis content que tu ais pu t’expliquer avec ta mère…” Lettre 20/05/1946. Mes deux grand-parents, polonais et vivant au Brésil se sont rencontrés… en français !

Les choses ne sont pas si simples : Viola est mineure et n’a plus de père. Pour un mariage civil, elle doit demander l’autorisation d’un juge de tutelle, et cela prend du temps… Rega et Henio veulent voir la situation réglée avant leur départ aux États-Unis, d’où ils espèrent pouvoir préparer un retour en Europe. La seule solution rapide est un mariage religieux. Or ni Viola, ni Ignacy ne sont le moins du monde croyants… encore moins pratiquants…

C’est ainsi que le 12 juin 1947 ils se marient non pas dans la synagogue, mais dans l’antichambre de la synagogue. Selon la tradition, Ignacy apporte des fleurs blanches. Et contre toutes traditions, ils jettent les fleurs par terre ! Le mariage civil finira par être validé quelques mois plus tard, en novembre de la même année.

Ignacy et Viola en jeune couple

Entre-temps Ignacy a profité de son séjour à Rio pour rendre une seconde “visite de courtoisie”, cette fois à la légation polonaise qui commence à se créer dans la capitale brésilienne. Sans hésitation, le consul l’embauche à mi-temps et voilà le jeune couple installé à Rio. Viola termine ses études en littérature anglophone, tandis qu’Ignacy est intégré au service presse & culture où il est en charge de la veille journalière, de traductions, mais aussi de l’organisation d’événements culturels polonais au Brésil.

Par chance, le Brésil ne reconnaît pas l’URSS. La Pologne est, avec la République Tchèque, un des deux seuls pays du bloc de l’Est a avoir une représentation dans le pays. Intellectuels de gauche et autres sympathisants du Parti communiste (interdit et vivement réprimé à l’époque) fréquentent la légation. Mes grand-parents profitent de ce grand bouillonnement culturel et ont ainsi l’occasion de discuter avec l’écrivain Jorge Amado ou le futur architecte de Brasília Oscar Niemeyer !

Jerzy (père d’Ignacy) avec Włodek et Karol

Mes deux oncles Włodek (prononcez Vouodek, le diminutif de Włodzimierz) et Karol naissent en 1950 et 1951. Quant à Stefan, le frère de mon grand-père, il fait une heureuse rencontre au Club Paulista, grâce à un groupe d’amis. Branca (“Blanchette” pour nous) est née à Porto Allegre au sud du Brésil, d’une mère suisse francophone et d’un père originaire de l’Empire Austo-Hongrois. Ce dernier étant en relation avec la communauté polonaise, Branca a rencontré Stefan et la famille Sachs dès leur arrivée leur arrivée au Brésil, puis ils se sont perdus de vue… Mais les retrouvailles au club font mouche et les voilà mariés en 1952. Leurs deux fils Sergio et Claudio naîtront en 1953 et 1956.

Stefan et Blanchette

Avec l’installation du climat de Guerre froide, les diplomates en place dans la légation polonaise deviennent suspects aux yeux de Varsovie. Un à un, ils démissionnent ou sont rappelés pour être remplacés par des fidèles du Parti Ouvrier Polonais. On est alors en pleine période ouvriériste, les nouveaux diplomates sont des ouvriers agricoles ou d’industrie ayant suivis quelques (brèves) semaines de formation. Ignacy se retrouve rapidement à être le seul de la légation à parler des langues étrangère… Et voilà Viola qui se met à donner des cours de portugais à ce nouveau personnel parfois illettré même en polonais…

Tout ceci n’empêche par mon grand-père de vouloir déménager en Pologne. Ma grand-mère est beaucoup plus réservée. Le Parti aussi, qui n’a aucune envie de voir arriver un Juif, fils de bourgeois, ayant vécu à l’étranger… Après la mort de Staline (en 1953), les choses évoluent. Mon grand-père obtient le droit de rentrer en Pologne, ma grand-mère accepte.

“Je n’ai pas voulu rentrer en Pologne à cause de mes racines polonaises, au nom d’un quelconque patriotisme, mais parce que j’étais devenu un socialiste convaincu, un internationaliste. Pour moi, il était clair qu’il fallait rentrer en Pologne. C’était là que je pouvais être le plus utile, le plus opérationnel, bien plus qu’au Brésil. Dans mon esprit je rentrais dans un pays socialiste, pas dans ma patrie. Je n’imaginais pas que six mois plus tard je deviendrai anti-russe, comme la plupart des Polonais.”, écrira plus tard mon grand-père. Quant à ma grand mère, elle m’a toujours dit : “Moi j’avais très peur du communisme, mais après la mort de Staline, j’espérai avoir affaire à des gens cultivés.”

En mai 1954, avec deux très jeunes enfants, ils prennent un paquebot pour Gênes, visitent Milan, Vienne et retrouvent Varsovie…

La suite au prochain épisode !

Épisode 1 — jeunesse dorée
Épisode 2 — une enfance, quatre pays
Épisode 3 — en voiture pour la guerre
Épisode 4 — sur la croisette
Épisode 5 — Nouveau Monde
Épisode 6 — Fin d’une enfance
Épisode 7 — Noces sous les tropiques
Épisode 8 — La rencontre du socialisme réel
Épisode 9 — La découverte de l’Inde
Épisode 10 — Retour en Pologne
Épisode 11 — L’exil
Épisode 12 — Épilogue français

*Les lecteurs et lectrices passionnés auront peut-être remarqué que Henio Szulc le second mari de Rega (la mère de Viola) a la même nom que Seweryn Szulc, l’ami d’enfance de Jerzy Sachs et père de Tad Szulc (ami d’Ignacy). Henio et Seweryn étaient frères, il est donc probable que les familles se soient connues ainsi, et que cela ait amené mon grand-père à être embauché pour donner ces fameux cours particuliers de maths à Viola.

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L’odyssée de mes grand-parents
L’odyssée de mes grand-parents

Guerre, fuite, amour et retrouvailles… mes grand-parents ont traversé le chaos du XXème siècle à travers 3 continents. Comment être heureux malgré les crises ?