Épisode 11 — L’exil

Mes grand-parents ont beau être nés de parents peu ou pas croyants, avoir reçu une éducation religieuse sommaire, puis clairement choisi la voie de l’athéisme et du communisme, et n’avoir jamais soutenu la politique de l’État d’Israël, ils sont nés juifs. Qu’ils le veuillent ou non, ils le restent aux yeux des antisémites. Tout comme mes oncles et ma mère qui n’ont pourtant eu aucun contact avec la religion. Ces origines associées à des idées progressistes sont de mauvaise augure à une époque où le gouvernement polonais lutte contre “l’établissement d’une cinquième colonne sioniste” contre-révolutionnaire.

Au même moment, l’agitation étudiante renaît et milite pour plus de libertés, notamment face à la tutelle soviétique. Fin 1967, alors qu’elle est déjà en “congés” de l’Université, Viola participe à une réunion du Parti. “Je me souviens de cette réunion, il devait y avoir 800 ou 900 membres. On devait voter l’ordre du jour. Ça n’a l’air de rien, mais politiquement c’était très important.” Implicitement, il s’agit de soutenir le Parti face à l’agitation. “Mon bras ne voulait pas se lever. Mais je l’ai levé. On était 47 à voter contre. Je savais en levant mon bras que c’était la fin de ma carrière. Mais je n’aurai pas pu faire autrement, je n’aurai pas pu vivre avec moi-même.”

Le gouvernement resserre l’étau de la censure, en limitant par exemple les représentations d’une pièce de théâtre de Mickiewicz, un auteur polonais du XIXe siècle, car elle marque une défiance par rapport à la Russie et donc aux Soviétiques. Le 30 janvier 1968, le gouvernement annonce au metteur en scène que la représentation du soir est la dernière. À la sortie, les étudiants déposent des fleurs devant la statue de Mickiewicz en réclamant davantage de liberté. Plusieurs dizaines de personnes sont arrêtées.

En février, une pétition pour protester contre la censure et la répression subie par les étudiants circule. Une fois signée par plusieurs plusieurs milliers de personnes, une réunion est organisée le 8 mars pour la remettre au recteur de l’Université. Des milices ouvrières organisées par le pouvoir en place entrent dans l’Université et attaquent les étudiants, qui se dispersent. Mon oncle Włodek, alors en première année de mathématiques, fait partie de groupes étudiants qui, dans les jours qui suivent, manifestent leur solidarité et organisent des meetings.

Mais le pouvoir maîtrise rapidement la situation. Le 11 mars, il organise des meetings de masse dénonçant le mouvement et rejetant la faute sur des bouc-émissaires tout trouvés. La presse annonce une “conspiration révisionniste sioniste” rassemblant 8 professeurs d’université. Ignacy n’en fait pas encore partie. Ce jour-là, il est à Amsterdam sur le chemin d’un voyage professionnel au Mexique et en Amérique du Sud. Il est en revanche déjà surveillé. Plusieurs conversations qu’il a à l’aéroport et pendant son voyage sont enregistrées à son insu.

Il profite des différentes escales pour prévenir sa famille au Brésil et ses connaissances à Paris que la situation est très tendue. À son retour en Pologne, on lui annonce que son projet de fusion de son Institut en un établissement plus grand est accepté. Que le directeur et le sous-directeur ont été nommés. En clair, il est démis de ses fonctions de direction et doit organiser la transition.

La tension est palpable même pour ma mère qui a 9 ans. À force d’entendre à l’école comme à la radio que tel ou tel ami de la famille est un traître juif, elle tombe malade. En avril, le médecin diagnostique une jaunisse subite. Elle reste plus d’un mois à l’hôpital, où ses parents ne sont autorisés à venir qu’une fois par semaine.

En mai, La Tribune du Peuple (l’un des principaux journaux de l’époque, tenu par le Parti) publie un article dans lequel mon grand-père et un de ses collègues sont accusés de révisionnisme et d’avoir importé le structuralisme de Claude Levi-Strauss en Pologne. Arrivé au bureau, Ignacy est convoqué par le comité du Parti de l’Université, devant lequel il est formellement mis en accusation. À partir de comptes-rendus de ses cours et d’enregistrements de son voyage au Mexique, il est reconnu responsable d’avoir perverti une génération d’élèves et d’avoir enseigné des hérésies. S’ensuit son expulsion du Parti pour “complot révisionniste sioniste”. “Il est rentré à la maison. Il a dit : Pendant 5h ils m’ont craché dessus. Mes propres collègues. Tu ne te rends pas compte dans quel état cet homme est rentré. C’était un chiffon.”

Et les pressions continuent. La femme d’un proche reçoit un coup de téléphone : “Votre mari a été renversé par un tramway, il vient de mourir.” Le mari, exceptionnellement en retard, vient à peine de passer la porte, c’est ce qu’on appelle une “simple intimidation”. Une des professeurs de Karol téléphone : “Madame, laisser un enfant malade comme le vôtre venir à l’école, quelle imprudence !” Cette fois, c’est un coup de fil amical. Il faut comprendre : “Quelqu’un va s’en prendre à votre enfant, gardez-le chez vous.” Karol reste deux semaines enfermé dans l’appartement.

D’une manière ou d’une autre, tout le monde réagit à sa façon : le courrier cesse d’arriver, mais le facteur dit un mot gentil. Les gens se détournent d’Ignacy quand ils le croisent à l’université, mais le boucher lui garde discrètement le meilleur morceaux de viande. La meilleure amie de ma mère se voit interdire de parler à une “fille de traître”, mais certains amis continuent de les fréquenter malgré le risque.

Un bol d’air à l’été 68

Alors, à l’été le choix est fait, en dépit de la vive opposition de Włodek, ils choisissent de quitter la Pologne. La famille demande des visas pour le Brésil : refusés. Pour la France : refusés. Comprenant à quel jeu ils font face, ils demandent un visa pour Israël : accordé. À condition de renoncer à la nationalité polonaise. Ils reçoivent donc un titre de voyage, avec lequel ils ont un mois pour collecter les visas de transit, ainsi qu’un document certifiant que le porteur du visa n’a pas la nationalité polonaise. Ils sont donc apatrides.

Jerzy, le père d’Ignacy, envoie un de ses associés brésiliens. Sans annoncer sa venue, il se présente un jour chez eux discrètement. Avec lui, ils réfléchissent à un plan pour éviter Israël. Ils décident de passer par la Tchécoslovaquie, puis l’Autriche où les attendra la famille d’Ignacy, avant de rejoindre l’Italie. Au lieu d’être un simple transit pour Israël, ils s’arrêteront là, car un conseiller de l’ambassade leur a arrangé un permis de séjour et même une proposition d’emploi pour Ignacy.

Visa de transit pour Israël par la Tchécoslovaquie

Pour préparer le départ, ils échangent la capricieuse Moskvicth contre une Renaud R16 grâce au soutien financier apporté par la famille d’Ignacy. Ils dépensent également tous les Zlotys qui n’auront plus de valeur en dehors de la Pologne. Ils achètent ce qui pourra servir ailleurs : un meuble, une malle, un vélo pour ma mère. Pour emporter ou expédier leurs affaires, ils doivent dresser la liste exhaustive, qui doit être visée par les autorités. Il en résulte un document ubuesque qui contient les références de plus de 4000 livres ! Quant aux affaires précieuses, certaines restent en Pologne, et quelques-unes sont transportées par ma mère sous sa robe jusqu’à l’ambassade italienne, qui s’occupe ensuite de les expédier par valise diplomatique.

La liste de tous les objets et livres emportés

Enfin, le 21 août 1968, tout est prêt. La famille fait la queue à la banque pour récupérer les 5$ par personne qu’ils sont autorisés à emporter. Autour d’eux les gens lisent les journaux dans un silence glacial. Par dessus une épaule, Ignacy lit “à la demande du gouvernement tchécoslovaque, les troupes des pays alliés sont intervenues pour mater la contre-révolution.” C’est le début de l’invasion de la Tchécoslovaquie. Il est 9h30, la route de fuite est fermée.

Après quelques minutes de panique, Ignacy court à l’ambassade de l’Allemagne de l’Est où il obtient immédiatement des visas de transit. Il court à celle de l’Allemagne de l’Ouest où le préposé lui dit qu’il n’y a plus de place dans son document pour ajouter un visa. “Et puis, pourquoi êtes-vous allé en premier à l’ambassade de l’Est ?” “Parce qu’avec eux, je savais qu’on ne peut pas discuter, avec vous oui.” Il obtient le tampon. Et prévient ses parents par télégramme du changement de plan.

Visa de transit par l’Allemagne de l’Est

En début d’après-midi, la famille quitte Varsovie en voiture, eux 5 et la chienne Dada. Toute la journée, ils longent la voie de chemin de fer où se succèdent les convois de soldats et de véhicules blindés qui partent vers l’Ouest. À la frontière, les douaniers polonais sont aimables, presque gênés. Dès leur arrivée en Allemagne de l’Est, Ignacy fait fausse route : ils sont immédiatement stoppés par des une dizaine de soldats qui surveillent l’autoroute. On les laisse repartir sans dommage.

Enfin, vers 3h du matin, ils passent la frontière avec l’Ouest, s’arrêtent au premier parking et dorment dans la voiture. Ils ont franchi le rideau de fer. Le lendemain, sur la route, ils voient les troupes américaines qui font route vers l’Est. C’est un des moments les plus tendus de la Guerre froide.

Enfin, ils arrivent à Vienne où Stefan, le frère d’Ignacy, et sa femme Blanchette les reçoivent dans un grand hôtel. Ma mère, pour la première fois, fait connaissance avec son oncle et sa tante. Karol et Włodek étant nés au Brésil, ils peuvent y retourner de droit et repartent donc en avion avec Blanchette et Stefan vers Rio quelques heures plus tard. Tandis que mes grand-parents et ma mère poursuivent leur route vers Rome, Dada toujours fidèle au poste.

La suite au prochain épisode.

Épisode 1 — jeunesse dorée
Épisode 2 — une enfance, quatre pays
Épisode 3 — en voiture pour la guerre
Épisode 4 — sur la croisette
Épisode 5 — Nouveau Monde
Épisode 6 — Fin d’une enfance
Épisode 7 — Noces sous les tropiques
Épisode 8 — La rencontre du socialisme réel
Épisode 9 — La découverte de l’Inde
Épisode 10 — Retour en Pologne
Épisode 11 — L’exil
Épisode 12 — Épilogue français

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L’odyssée de mes grand-parents
L’odyssée de mes grand-parents

Guerre, fuite, amour et retrouvailles… mes grand-parents ont traversé le chaos du XXème siècle à travers 3 continents. Comment être heureux malgré les crises ?