Épisode 4 : sur la croisette

À Lubjana, mon arrière grand-père Jerzy réussit à négocier des visas de transit pour l’Italie. Les voilà repartis en train, et à nouveau arrêtés à la frontière Italienne par les même gardes, suspectant toujours d’avoir affaire à des juifs. C’est là que mon arrière-grand-mère Anna, blonde comme les blés, les yeux impeccablement bleus, affirme avec aplomb : “Regardez-moi. N’ai-je pas l’air d’une vraie polonaise ?” “Vous avez raison Madame, montez !” Et c’est grâce à ce coup de bluff que la famille rejoint Nice vers le 24 septembre, puis Cannes où se trouve Janka (Janina “Janka” Szulc, prononcez Yanka Shoultz), une amie d’enfance de Jerzy, et son fils Tad.

Ignacy, Stefan et Tad sont alors inscrits au lycée de jeunes filles, où ils ont la joie d’être les premiers réfugiés d’Europe de l’Est que les enfants ont l’occasion de rencontrer. Du français, ils ne connaissent que quelques mots. Juste assez pour que mon grand-père dise qu’il s’appelle Ignace… pour son plus grand malheur ! À l’époque “Ignace” est un tube, une chanson au ton moqueur, issue d’un film de Fernandel sorti deux ans plus tôt. Les enfants s’empressent de la lui chanter à chaque fois qu’ils le croisent, en faisant une ronde autour de lui.

Ignacy est placé en CP pour, en premier lieu, apprendre le français. Déjà grand pour son âge, il se sent comme Gulliver au milieu des jeunes filles. Au fur à mesure de l’année, sa maîtrise de la langue s’améliorant, il passe de niveau en niveau jusqu’au CM2, emmenant d’une salle de classe à l’autre sa table et sa chaise démesurées par rapport à celles de l’assistance.

La “drôle de guerre” touchant à sa fin, Jerzy part pour Coëtquidan (en Bretagne), où se forme l’armée polonaise en exil. Le 10 juin 1940, l’Italie déclare la guerre à la France. Anna et Janka trouvent Cannes trop proche de la frontière et mettent le cap sur Perpignan avec les enfants, puis le petit village de Vernet-les-Bains au pied du mont Canigou. Le voyage se fait tantôt à pieds, en voiture, ou dans des trains bondés dont les passagers doivent descendre pour sa cacher dans les fourrés à chaque alerte aérienne. Les français voient souvent d’un mauvais œil ces polonais qui sont la “cause” de leur entrée en guerre…

Jerzy, Ignacy, Anna et Stefan à Cannes en 1940

Mais même dans ce village, elles ne se sentent pas plus en sécurité : “C’est tellement isolé que si les Allemands arrivent, on ne sera pas au courant”. Alors les voilà partis pour Biarritz, une ville pleine à craquer de réfugiés parisiens. Elles se battent pour trouver trouver un hôtel, mais les enfants renversent de l’eau par la fenêtre sur un passant pour s’amuser… Mis dehors, ils dorment à même le sol dans les cafés et bistrots…

Le 22 juin, l’armistice est signée, Biarritz fait partie de la zone occupée. Janka, son fils Tad et plusieurs amis partent pour l’Espagne dans l’espoir de rejoindre le Brésil où vit le mari de Janka. Mais Anna refuse de quitter la France sans avoir de nouvelles de Jerzy. Elle se replie donc avec Ignacy et Stefan sur la zone libre et dort dans une loge du théâtre municipal de Pau. Chaque jour, mon grand-père se rend au bureau de poste pour envoyer du courrier aux connaissances qui pourraient être en contact avec son père. Et c’est dans la porte tournante du bureau de poste qu’un jour, il tombe sur… son père ! Démobilisé à Bordeaux, celui-ci revenait de Vernet-les-Bains, la dernière adresse qu’il leur connaissait et s’apprêtait à traverser la ligne de démarcation pour rejoindre Biarritz. Une chance incroyable au milieu du chaos de la guerre.

Une autre photo de Cannes en 1940. Ignacy, Tad, Anna, Stefan, Jerzy. Je ne sais pas qui sont les “grand-parents” derrière Stefan.

La famille retourne alors pour quelques mois à Vernet-les-Bains. Mon grand-père garde de cette époque une détestation absolue des pêches, seule nourriture abondante à ce moment-là dans la région. Et un intérêt pour Montaigne qu’une pensionnaire de l’auberge le force à lire quotidiennement pour faire son éducation.

Grâce à des relations, ils ont un visa pour les États-Unis, mais le gouvernement français refuse de laisser sortir du territoire les hommes de 18 à 45 ans. Jerzy se rend alors à Toulouse où des agents britanniques changent son passeport, il n’est plus né en 1899 mais en 1894, ce qui lui fait tout juste 46 ans. Cela ne suffit pas, il faut encore un visa de sortie du territoire, des visa de transit pour l’Espagne et le Portugal, le tout à négocier auprès d’une kyrielle de vrais et faux “consuls” que l’on trouve entre Perpignan et Toulouse.

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Deux fois la famille se rend à la frontière, deux fois ils sont refoulés pour un visa périmé, un visa annulé, une fermeture temporaire…. Ils envisagent alors la traversée clandestine par l’Andorre, mais tentent une nouvelle fois leur chance. A Bourg-Madame, le douanier français les laisse passer en les prévenant que la frontière est fermée côté espagnol et qu’ils ne pourront pas revenir. Ils tentent le coup.

Côté espagnol, le garde les arrête : “nous avons des nouveaux ordre depuis trois jours : les ressortissants d’un pays en guerre avec l’Allemagne ne peuvent plus traverser l’Espagne”. Il a l’air ferme, mais ses yeux sont rivés sur la montre qui brille au poignet de mon arrière grand-père. Jerzy la retire et la lui tend. Ils sont immédiatement arrêtés pour tentative de corruption… mais ils sont arrêtés côté espagnol !

La suite au prochain épisode.

Épisode 1 — jeunesse dorée
Épisode 2 — une enfance, quatre pays
Épisode 3 — en voiture pour la guerre
Épisode 4 — sur la croisette
Épisode 5 — Nouveau Monde
Épisode 6 — Fin d’une enfance
Épisode 7 — Noces sous les tropiques
Épisode 8 — La rencontre du socialisme réel
Épisode 9 — La découverte de l’Inde
Épisode 10 — Retour en Pologne
Épisode 11 — L’exil
Épisode 12 — Épilogue français

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L’odyssée de mes grand-parents
L’odyssée de mes grand-parents

Guerre, fuite, amour et retrouvailles… mes grand-parents ont traversé le chaos du XXème siècle à travers 3 continents. Comment être heureux malgré les crises ?