Épisode 10—Retour en Pologne

Après 3 ans en Inde, la famille redécouvre l’hiver enneigé. Ou même le découvre pour ma mère qui est née au loin, et pour son inséparable chienne Dada qu’il faut promener pendant des heures dans cette étrange matière blanche et froide qui couvre le sol et recouvre les odeurs, avant qu’elle s’en accommode.

Karol, Celina, Włodek et Dada en 1962

Pendant leur séjour à l’étranger, mon grand-père a cumulé son salaire polonais et un complément en devises étrangères qu’il a précieusement économisé. Seulement en arrivant en Pologne, ces devises n’ont pas de valeur et la banque ne lui propose pas de les convertir en zloty. Pour ses 1000$, elle lui vend 1000 boîtes de Nescafé à 1$ pièce en lui conseillant d’aller les revendre immédiatement. Avec l’aide d’un ami, voilà que mon grand-père transporte ses stocks de Nescafé au magasin d’État. Mais à l’arrivée, le tenancier est vigilant : il secoue chaque boîte pour vérifier que la poudre n’est pas agglomérée. “Personne ne m’avait dit à la banque de vérifier la qualité du café ! J’étais là dans le magasin à me dire : je n’ai plus de dollars et je n’ai pas de zlotys. Si le marchand n’en veut pas, je n’aurai plus que des boîtes de café… Heureusement c’est passé. Le système reposait sur des choses incroyables !”

La famille est logée dans un 60m2. Techniquement, ils ne sont pas propriétaires : ils ont pris des parts dans une coopérative qui, elle, est propriétaire de l’immeuble. Mes grand-parents dorment dans le salon, mes oncles ont une chambre et ma mère dort dans l’autre chambre avec Pani Stascia. Mme Stacia est chargée de s’occuper de ma mère, de la maison et de faire les longues queues nécessaires à l’approvisionnement. Bref, elle est là pour que Viola et Ignacy puissent travailler à plein temps. Et la Pologne étant un pays “égalitaire”, son salaire est identique à celui de ma grand-mère.

Blague d’époque : un matin, les gens font la queue devant la boucherie du coin encore fermée. Vers 9h, la queue s’allonge, vers 10h elle s’allonge encore sans que le rideau ait ouvert. À 11h, le boucher sort et dit : “Camarades, il y aura peu de viande aujourd’hui. Que les juifs sortent de la queue.” Une heure passe, puis deux et le boucher revient. “Camarade, je suis désolé, il n’y aura pas de viande aujourd’hui.”
Commentaire des participants : “Ah ces juifs, ils sont toujours informés avant tout le monde !”

Ignacy et Celina pour la manifestation officielle du 1er mai 1964

Bien que la situation soit complexe, la Pologne du début des années 1960 reste relativement libre. “Bien sûr tu n’allais pas sortir dans la rue et critiquer le gouvernement parce que, tout de suite, quelqu’un se serait occupé de toi. Mais les Polonais étaient habitués après 5 ans d’occupation allemande à se demander qu’est-ce qu’on peut dire, où peut-on le dire et à qui peut-on le dire.” À dix ans, Włodek et Karol savent déjà qu’il y a les choses qu’on dit à la maison et les choses qu’on dit dehors. “ C’était compliqué mais on arrivait à faire beaucoup de choses. La liberté du quotidien était tout à fait correcte.”

Viola est réintégrée dans le département de langue de son université, et donne des cours de littérature américaine. Elle a de très bonnes relations avec ses étudiants et une certaine liberté. “Quand mes étudiants de littérature poussaient l’analyse des textes trop loin, j’avais mes techniques, je déviais ou je les interrompais. Je savais qui étaient les informateurs. S’ils avaient dit trop de choses, ils n’auraient pas été arrêtés, mais plus jamais il n’auraient eu de passeport pour voyager.”

Quant à Ignacy, dès son retour d’Inde, il est nommé directeur d’un centre de recherche sur les pays en voie de développement, qu’il a pour charge de constituer, et conseiller pour le ministre du Commerce extérieur. Ce dernier poste l’amène à travailler sur des questions passionnantes d’échanges technologiques à long terme entre la Pologne et l’Inde, comme à se retrouver confronté à des logiques ubuesques qui cherchent à planifier la production sur 20 ans, pour tous les secteurs, jusqu’aux bocaux de cornichons !

Surtout, ce travail lui donne l’occasion de nouer des contacts avec des économistes du monde entier. Il voyage régulièrement, souvent en compagnie de Viola, laissant les enfants à la garde de Pani Stascia. “Quand on partait, les enfants restaient, il n’y avait aucun doute pour le régime qu’on allait revenir.” C’est ainsi qu’ils visitent ensemble la Belgique, les Pays-Bas, ou encore la France, où Ignacy donne un cycle de conférences à l’École Pratique des Hautes Études à Paris en 1965. Un événement qui se révélera décisif quelques années plus tard.

Ignacy, le deuxième en partant de la gauche, au Caire en 1966

En 1966, Ignacy est envoyé pour une session d’un mois aux Nation Unies à New York. “J’avais le droit à 50$ par jour pour vivre là-bas. Alors j’ai pris l’hôtel le plus miteux possible, j’ai mangé le plus mal possible, et au retour on a acheté notre première voiture. Une Moskvitch. Elle coûtait seulement 1000$ en allant la chercher à la frontière russe. Quelle liberté incroyable, on a pu sillonner la Pologne.”

La famille brésilienne leur rend visite régulièrement. Si Rega, la mère de Viola, et son second mari Henio ne parviennent à venir qu’une seule fois, Jerzy, le père d’Iagncy, et sa femme Anna viennent tous les ans. En effet, l’usine de ressorts puis de structure pour sièges d’automobile est florissante. Jerzy et Anna apportent aux enfants des vêtements et des jouets que l’on ne trouve pas en Pologne. Une année, l’été 1966, ils organisent même des vacances à la mer à Dubrovnik.

Viola et Ignacy au milieu des années 1960 en Pologne

Cette ère somme toute assez heureuse prend fin peu à peu. Viola, dès 1965, a adhéré au Parti communiste, entre autres dans l’optique de devenir directrice du département de langue de l’université. “Je voulais protéger le département. J’étais tellement naïve. Je n’étais pas du genre à dire toujours oui oui, alors j’en ai payé le prix.” En effet, elle a tendance à soutenir les étudiants, même lorsqu’ils sont contestataires, plutôt que de s’aligner avec le Parti.

Un de ses collègues manœuvre habilement pour se faire nommer directeur et obtenir pour Viola en “consolation” le (très beau) poste de rectrice de l’école des langues étrangères, situé à deux pas de chez elle. Elle refuse ce poste, pourtant prestigieux, provoquant des remous. Elle est alors mise en congés de l’université “pour approfondir ses recherches”.

En février 1967, Henio meurt au Brésil. Viola veut rendre visite à sa mère, mais les autorités aussi bien polonaises que brésiliennes (le pays est alors dirigé par une junte militaire, viscéralement anti-communiste) traînent des pieds. Ignacy convainc alors Viola d’organiser la venue de Rega en Pologne, pour habiter avec eux. Mais au printemps, celle-ci se suicide. Viola, sa fille unique, n’obtient pas les visas pour aller l’enterrer…

Parallèlement, à la faveur de tensions internes entre précurseurs du “socialisme à visage humain” et tenants d’une ligne “nationaliste” dure, le gouvernement polonais redécouvre l’intérêt des bouc-émissaires. En juin 1967, la guerre de Six Jours voit “nos Juifs mettre une raclée aux Arabes soviétiques” selon le mot qui court (traduction : Israël bat l’Égypte). Une attitude de défiance envers le grand-frère soviétique aide l’aile nationaliste à lancer une campagne antisémite.

Ignacy est déjà sur liste noire. À ce stade, seuls de petits signes sont visibles, comme l’annulation d’une promotion, et la difficulté à partir en vacances. L’été 1967, Ignacy demande des visas pour eux cinq histoire de retrouver ses parents en Italie pour des vacances. Les visas sont immédiatement refusés. “Les fonctionnaires appliquaient les règles, mais quand on montait plus haut, on avait des gens qui jouaient un autre jeu. Le vice-ministre de l’Intérieur a flairé la bonne affaire : soit on restait en Italie et il pouvait faire une campagne de presse contre ces juifs bourgeois-capitalistes qui partent de Pologne les poches pleines ; soit on revenait et il pouvait dire que la Pologne a des frontières ouvertes et continuer à jouer avec nous. Alors on a eu les visas.”

Brinquebalante et fumante, la Moskvitch les amène jusqu’en Italie. Ils sont tous les cinq dans la voiture avec le chien. Ils retrouvent leur famille, celle qui peut les aider à revenir au Brésil. Ils ont le choix.
“On savait ce qui nous attendait. Mais on est rentrés. Par loyauté. Ceux qui voulaient notre peau auraient été ravis qu’on ne rentre pas. On allait pas leur donner ce cadeau. Pour nous, c’était impensable. Si on partait, c’était la tête haute.” Ainsi, malgré toutes les signaux au rouge, ils rentrent avec détermination dans la gueule du loup.

La suite au prochain épisode.

Épisode 1 — jeunesse dorée
Épisode 2 — une enfance, quatre pays
Épisode 3 — en voiture pour la guerre
Épisode 4 — sur la croisette
Épisode 5 — Nouveau Monde
Épisode 6 — Fin d’une enfance
Épisode 7 — Noces sous les tropiques
Épisode 8 — La rencontre du socialisme réel
Épisode 9 — La découverte de l’Inde
Épisode 10 — Retour en Pologne
Épisode 11 — L’exil
Épisode 12 — Épilogue français

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L’odyssée de mes grand-parents
L’odyssée de mes grand-parents

Guerre, fuite, amour et retrouvailles… mes grand-parents ont traversé le chaos du XXème siècle à travers 3 continents. Comment être heureux malgré les crises ?