Épisode 12 — Épilogue Français

Mes grands-parents et ma mère arrivent à Rome à la toute fin de l’été 1968. Ignacy y a reçu une proposition d’emploi mais pas Viola, ils n’envisagent donc pas de rester. Au bout de quelques jours, leur visa expirant, ils sont invités à rejoindre un camp de réfugiés à Trieste… Des connexions universitaires leurs obtiennent un rendez-vous immédiat avec la police. On leur fait remplir une longue déposition à propos de leur situation. Au bas du document, le fonctionnaire ajoute “et je veux vivre dans un pays libre”. Mon grand-père refuse “on m’a mis à la porte, ce n’est pas la même chose”. La mention est abandonnée, ils obtiennent des titres de réfugiés apatrides.

Grâce à ces titres, ils voyagent jusqu’à Paris où Ignacy a reçu une autre proposition d’emploi à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE). Le cycle de conférences donné à Paris en 1965 et les liens entretenus depuis jouent un rôle crucial dans cette solution qui s’offre à eux. Avantage supplémentaire : Ignacy comme Viola parlent parfaitement français et sont tous deux bacheliers (du lycée français de São Paulo). Mais pour pouvoir rester en France, il faut qu’ils sortent du pays et fassent une demande officielle. Ils partent donc pour le Brésil, chez les parents d’Ignacy, le temps de régulariser la situation. Grâce au soutien de professeurs de l’EPHE, ils obtiennent des visas pour la France en quelques semaines seulement.

Titre de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides

C’est ainsi qu’à l’automne 1968 tout la famille s’établit en France. Mes oncles logent d’abord chez des amis de mes grands-parents rencontrés en Inde, et font leur rentrée scolaire dès le mois de septembre. Comme ma mère, du haut de ses 10 ans, ils doivent apprendre le français tout en continuant leurs études. En quelques mois seulement, ma mère quitte la classe réservée aux enfants dont le français n’est pas la langue maternelle pour rejoindre le niveau scolaire correspondant à son âge. Pour Karol, c’est l’année du bac français… il s’en sortira, à l’oral, sur un extrait du Rouge et le Noir, car il l’avait lu en polonais l’année précédente. Włodek est à l’université.

Viola, qui un an auparavant avait publié un livre sur la littérature américaine, se voit immédiatement proposer un poste de maître de conférence à l’Université Paris VIII — Vincennes qui vient d’être créée. Quant à Ignacy, il devient directeur de recherche associé à l’EPHE. Ils logent d’abord place de la Sorbonne, à l’hôtel, dans un Paris encore en pleine ébullition : “des étudiants gauchistes m’interrogeaient sur mes problèmes idéologiques” raconte Ignacy. “Moi je sortais de la Pologne, en France c’était la libération sexuelle. À l’été les filles ont commencé à enlever leur chemise parce qu’il faisait chaud, à suivre mes cours en soutien-gorge. Et moi je me demandais : si elles le retirent, qu’est-ce que je fais ?”

Viola et Ignacy dans les années 70

In fine, l’arrivée en France est un bon choix, et ils sont tous naturalisés en 1971. Mon oncle Włodek (Włodzimierz) se renomme Wladimir et ma mère Céline (en lieu et place de Celina). Céline et Karol feront leur vie en France, tandis que Wladimir partira pour d’autres aventures aux États-Unis et au Mexique avant de rejoindre l’hexagone.

Viola enseigne passionnément la littérature et en particulier Moby Dick, le roman sur la chasse à la baleine d’Herman Melville. Elle y découvre une métaphore cachée de l’Amérique et une critique de l’esclavage avant l’heure. “Je suis très sensible aux choses cachées. J’ai été la première à dire que dans l’étymologie avec laquelle s’ouvre Moby-Dick il y a 13 instances qui décrivent cette Babel qu’est l’Amérique juste avant la Guerre de Sécession. Il y a des indices et j’ai pu les trouver grâce à la Pologne, à cette capacité de voir des choses cachées. Une personne qui n’est pas passée par là, qui n’a pas appris à parler en langage secret, ne peut pas faire ça.”

Viola montrant la première page de Moby-Dick

Viola poursuit toute sa carrière à Paris VIII, soutient une thèse d’État, devient professeure, dirige et accompagne de nombreux doctorants. Elle écrit également plusieurs livres sur l’influence de la Bible dans la littérature américaine du XIXe siècle, et évidemment elle écrit sur Moby-Dick. En 2019, le département des archives de l’université a récupéré l’ensemble des textes et écrits laissés pour constituer un fond Viola Sachs.

Ignacy, lui, s’intéresse dès 1970 à la question de l’environnement et participe en 1972, à Stockholmn, à la toute première conférence des Nations Unies sur le sujet. Tout au long de sa carrière, au sein de ce qui devient l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, il travaille sur les liens entre développement et environnement. Il fonde ainsi le CIRED, Centre International de Recherches sur l’Environnement et le Développement, en 1973. En 1992, il participe activement au “Sommet de la Terre” à Rio, nouveau grand moment de la cause environnementale.

Ignacy à la tribune d’une conférence “environnement et développement, stratégies pour le tiers monde” en 1973 à Mexico

Devenu Français, il est libre de voyager partout dans le monde et intervient comme consultant auprès de nombreux gouvernements et ministères, en particulier en Amérique Latine. Bien que Jerzy et Anna, ses parents, se soient éteints dans les années 1970, ses liens avec le Brésil, où continuent de vivre son frère Stefan et sa famille, se renforcent après la fin des dictatures. Il est un proche de Frenando Henrique Cardoso, président de 1995 à 2003, puis conseille régulièrement le gouvernement de Lula da Silva. Il arrêtera de se rendre quotidiennement au bureau vers l’âge de 85 ans.

Ignacy expliquant l’écodéveloppement à la télévision brésilienne

Mes grands-parents ont très certainement eu une vie extra-ordinaire, au sens propre de ce mot. Ils ont survécu à la Seconde Guerre mondiale, ont vécu sur trois continents, aussi bien sous des régimes autoritaires d’extrême droite que des régimes autoritaires d’inspiration socialiste, dans des pays en voie de développement comme dans des pays développés. Ils ont été réfugiés, apatrides, ont changé de métier comme de nationalité.

Tout au long de leur vie, ils ont su rebondir. C’est certainement lié à une incroyable force de caractère. Mais pas seulement. Ils ont eu une chance incroyable (par exemple quand Ignacy retrouve son père dans un bureau de poste au milieu de la guerre). Ils sont tous deux nés dans des familles aisées, qui avaient les moyens de fuir la guerre (en voiture, en paquebot), et qui leur ont apporté un capital culturel (faire des études coûte que coûte, parler 4 langues avant d’avoir 20 ans) qui leur a servi tout au long de leur vie. La famille d’Ignacy, qui fait fortune au Brésil, les a aussi soutenus financièrement lors de leur départ de Pologne, soutien sans lequel ils auraient été bien en peine de redémarrer. Enfin, Ignacy et Viola ont toujours été extrêmement ouverts et ont maintenu tout au long de leur vie des liens intellectuels et amicaux forts. Ceux sont ces liens qui leur ont permis de se créer une nouvelle vie en France.

Si elle fait un magnifique récit, cette vie pleine de rebonds laisse aussi des cicatrices. Viola ne retournera jamais en Pologne, le pays qui lui a “volé son père” et dont elle a été chassée. Elle refusera même d’adresser la parole à Ignacy pendant une semaine lorsqu’il y retournera après la chute du mur. Et bien sûr la fuite de Pologne restera un événement très vif pour leurs enfants. En 2008, je suis allé en Pologne avec mes parents et ma sœur. Pour ma mère, c’était le premier retour dans ce pays depuis leur expulsion quarante ans plus tôt.

Mes grands-parents ont toujours aimé raconter leur épopée. Au fur et à mesure de mon enfance, j’ai entendu des centaines d’anecdotes, des bribes venant d’ici ou là. En 2007, mon grand-père a même publié une autobiographie La troisième rive — à la recherche de l’éco-développement.
J’avais envie de connecter tout ça : le dessous des cartes, la version plus incarnée, celle que j’avais entendu dans les récits de mon enfance. Alors en 2014, j’ai demandé à mes grands-parents de me raconter leur histoire pour tout enregistrer. C’était exactement le bon moment, juste avant que leur mémoire commence à se relâcher. Ce récit est largement tiré de ces enregistrements. Mais aussi de dizaines de documents en polonais, portugais, français et anglais que la famille m’a aidé à rassembler et à comprendre, et des livres d’Ignacy, Tad Taube (le cousin de Viola) et Edward Gelles (un cousin au second degré de Viola).

Voici un extrait de ces enregistrements dans lequel Ignacy raconte comment il est allé chercher des stocks de miel, essentiel au régime alimentaire de mon oncle, dans la Pologne des année 1950, et ma grand-mère de donner un autre exemple cocasse des pénuries de l’époque !

J’écris ces lignes le dimanche 14 juin 2020, avant-hier Viola et Ignacy ont fêté leurs 73 ans de mariage dans leur appartement parisien. Ils sont plus que fatigués, mais aujourd’hui encore ils se soutiennent mutuellement, d’un mot ou simplement d’un regard.

Fin du récit !

Épisode 1 — jeunesse dorée
Épisode 2 — une enfance, quatre pays
Épisode 3 — en voiture pour la guerre
Épisode 4 — sur la croisette
Épisode 5 — Nouveau Monde
Épisode 6 — Fin d’une enfance
Épisode 7 — Noces sous les tropiques
Épisode 8 — La rencontre du socialisme réel
Épisode 9 — La découverte de l’Inde
Épisode 10 — Retour en Pologne
Épisode 11 — L’exil
Épisode 12 — Épilogue français

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L’odyssée de mes grand-parents
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