Épisode 5 — Nouveau Monde

Heureusement, à Puigcerda, ils sont mis en résidence surveillée dans un hôtel plutôt qu’en prison. Grâce à quelques coups de fil, Jerzy réussit à faire jouer des relations, ils sont libérés et se rendent à Barcelone. Faute de taxis et d’essence dans une ville exsangue (la guerre civile est encore toute proche), la famille parcourt la ville en corbillard pour aller de la gare à l’hôtel… Quelques jours plus tard, ils prennent le train pour Lisbonne. Et Jerzy reste Jerzy. Profitant du changement de train à Madrid, il emmène la famille visiter le Prado. Même à l’automne 1940 on peut apprécier de belles peintures !

Depuis leur rejet à la frontière Italienne, ils ont un visa pour aller aux États-Unis, mais pas pour y résider… Ils renoncent donc à cette destination. Par contre, Seweryn Szulc, le mari de leur amie Janka qui l’a déjà rejoint au Brésil, est prêt à les aider à s’y établir. Seulement le Brésil dictatorial de Getulio Vargas rechigne à voir arriver des réfugiés juifs sur son sol. Mon grand-père et sa famille s’installent alors quelques mois à Estoril, une ville balnéaire, non loin de Lisbonne, pour trouver une solution.

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Stefan vend des journaux devant le casino, mon grand-père Ignacy travaille avec d’autres réfugiés à calculer la probabilité de gain de chacune des cases de la roulette en relevant les résultats quotidiens… Et pendant ce temps, moyennant quelques réécritures, mon arrière-grand-mère Anna change son nom de naissance en Szulc. Elle obtient des visas temporaires pour toute la famille, afin de rejoindre son “frère”. Il ne leur reste plus qu’à vendre un petit tableau, qu’ils ont transporté avec eux depuis la Pologne, pour acheter des billets. C’est ainsi que le 23 décembre 1940, ils quittent l’Europe à bord du SS Quanza. Tous feux éteints naturellement, la traversée de l’Atlantique étant loin d’être une partie de plaisir à cette époque…

Ils arrivent début 1941 à Rio de Janeiro. Déjà à l’époque, la population Carioca s’y promène en caleçon de bain au grand étonnement d’Ignacy. Surtout le Brésil le frappe par sa modernité : là où Varsovie ne comptait qu’un seul “gratte-ciel” de 15 étages, Rio affiche déjà des dizaines d’immeubles de haute taille, et de nombreuses voitures… Il est loin le pays sauvage décrit par ses livres polonais. Seweryn Szulc leur suggère de s’acheter une petite maison près de la mer. “Tu n’es pas fou ? J’ai déjà une maison au bord de la mer en Pologne, pourquoi en acheter ici à l’autre bout du monde ?” répond Jerzy. La guerre paraît toujours un problème temporaire.

Mon grand-père jeune adulte

Jerzy a transporté avec lui, à travers toute l’Europe, les formules chimiques et brevets exploités par son usine de peinture en Pologne. Il est donc immédiatement employé par un industriel de São Paulo (prononcez San Paolo) qui le charge de monter une ligne de production. En 1942, dès que celle-ci fonctionne, il est licencié. Confiant par nature il n’a signé aucun contrat, rien protégé… Commencent alors des années difficiles. Eux qui avaient été si riches avant guerre, et qui avaient tant l’habitude d’évoluer dans un milieu aisé et cultivé, peinent à se nourrir et à trouver des emplois stables.

Heureusement, Stefan et Ignacy peuvent intégrer, en tant que boursiers, le Lycée Pasteur, le lycée franco-brésilien. Côté Brésilien, il y reçoivent un enseignement obligatoire sur la grandeur du pays… Côté français, ils bénéficient d’excellents professeurs, fidèles à De Gaulle. On leur apprend des choses essentielles comme les cépages de vin français, ou la liste des trois cents fromages français (qu’ils n’ont jamais goûtés de leur vie). N’empêche, Ignacy, une fois en France, sera incollable et grand amateur de fromages. Outre ces apprentissages obligatoires, qui nous semblent aujourd’hui désuets, mon grand-père lit de nombreuses oeuvres en Pléiade et se passionne pour la révolution de 1789.

Ignacy dans les années 1940

C’est d’ailleurs avec cet intérêt pour la révolution qu’il rend une “visite de courtoisie” au représentant nommé à São Paulo par le nouveau gouvernement polonais. Celui-ci n’est que trop heureux de tomber sur un jeune homme parlant déjà trois langues et lui propose de collaborer une demi-journée par semaine. Une aubaine vu la situation financière de la famille…

Ainsi, en 1945, Ignacy prépare son bac de polonais (pour pouvoir être gradé au cas où il serait appelé à l’armée), son bac français et commence à travailler au consulat. Polonais, vivant au Brésil, étudiant en français… à 17 ans il est déjà un citoyen du monde.

La suite au prochain épisode.

Épisode 1 — jeunesse dorée
Épisode 2 — une enfance, quatre pays
Épisode 3 — en voiture pour la guerre
Épisode 4 — sur la croisette
Épisode 5 — Nouveau Monde
Épisode 6 — Fin d’une enfance
Épisode 7 — Noces sous les tropiques
Épisode 8 — La rencontre du socialisme réel
Épisode 9 — La découverte de l’Inde
Épisode 10 — Retour en Pologne
Épisode 11 — L’exil
Épisode 12 — Épilogue français

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L’odyssée de mes grand-parents
L’odyssée de mes grand-parents

Guerre, fuite, amour et retrouvailles… mes grand-parents ont traversé le chaos du XXème siècle à travers 3 continents. Comment être heureux malgré les crises ?