Épisode 8 — La rencontre du socialisme réel

À Varsovie, Viola, Ignacy et leur deux garçons sont logés pendant plusieurs mois dans une grande chambre de l’hôtel Polonia, juste en face du “cadeau de Staline”, un gratte-ciel massif, le second plus haut d’Europe jusqu’aux années 1990, devenu Palais de la Culture et des Sciences.

Le jour de leur arrivée, ma grand-mère donne un pourboire à la femme de chambre. Celle-ci lui rapporte 6 rouleaux de papier toilette.
- “Que voulez-vous que j’en fasse ?”
- “Vous verrez.”
Le papier toilette est symbolique d’une denrée très appréciée mais non nécessaire et assez rare dans un pays où l’on doit faire de longues queues pour accéder à des magasins mal achalandés.
Des semaines plus tard, ma grand-mère tombe sur du papier toilette dans un magasin. Aussitôt, elle en achète douze rouleaux qu’elle enfile sur une corde et se la met autour du cou. Dans la rue, elle croise le doyen de son université :
- “Madame Viola, où avez-vous trouvé ça ?”
Elle lui fait alors cadeau de deux rouleaux de papier toilette. “Après ça, nos relations ont toujours été très cordiales, il m’a beaucoup soutenue.” Morale de l’histoire, si vous avez besoin du soutien de votre patron… offrez-lui du papier toilette !

Mis à part ça, mes grand-parents ont de la chance. Dès son arrivée, Ignacy annonce qu’il ne veut pas être diplomate, ce qui arrange les autorités compte-tenu de ses origines juives et bourgeoises. Il est alors embauché comme chercheur à l’Institut d’Affaires Internationales et à l’École de Planification et Statistiques (au Brésil, il avait suivi des cours du soir dans cette matière). Il y fait la rencontre de l’économiste Michał Kalecki qui deviendra son maître à penser. Viola est prise à l’université auprès de Margaret Infeld, une Américaine expulsée des États-Unis à cause de ses sympathies communistes. Malgré les circonstances, Margaret est peu politisée et offre une grande liberté de pensée et de travail à son département.

Viola a Zakopane 1954

Cependant, ombre au tableau, mon oncle Karol a la maladie cœliaque. Un médecin raconte à mes grand-parents qu’il a entendu parler, dans une conférence, d’un enfant avec cette même maladie. Que tout indique qu’il a peu de chance de vivre mais qu’il a une telle vitalité qu’il survivra peut-être. Sans s’en rendre compte, il est justement entrain de parler de Karol. C’est ainsi, par inadvertance, que mes grand-parents se rendent compte que la maladie est plus grave qu’ils ne le pensaient. Mais ils ne sont pas du genre à baisser les bras !

Les médecins de l’époque conseillent de ne donner à Karol que du miel de montagne, de la viande… et des bananes ! Songez, en Pologne, dans les années 1950 ! Alors on s’arrange pour la viande, Ignacy prend le train pour aller chercher des stock de miel à la montagne, et Zyga, l’oncle de Viola, envoie des caisse de farine de bananes depuis les États-Unis. À tel point que le FBI vient l’interroger sur ces envois répétés vers un pays communiste… Et ça marche, Karol vit !

Ski à Zakopane en 1954

À côté du travail et des enfants, mes grand-parents se lancent dans une aventure aussi longue qu’inattendue. Au Brésil, Viola avait fait, avec l’aide d’Ignacy, un petit lexique Polonais-Portguais pour aider les diplomates fraîchement nommés. À Varsovie, ils se lancent dans la rédaction d’un dictionnaire. Pendant plus de dix ans, ils consacrent une grande partie de leur temps libre à cet ouvrage, largement rédigé sur un table de ping-pong dans la cave voisine (seul endroit calme quand on vit dans 50m2 avec des enfants) : “C’est la pire bêtise que j’ai faite de ma vie. Tu n’imagines pas à quel point je déteste ce dictionnaire, il nous a volé une partie de notre vie… mais quelle fierté.” La première édition sera publiée en 1969, les suivantes en 1996 puis en 2002, quelle longévité !

Le fameux dictionnaire, édition 1996

Bien avant ça, en 1956, la Pologne connaît un vent de changement. “C’est le printemps polonais en automne”, disait mon grand-père. Sous la houlette de son nouveau dirigeant Gomulka, le pays se déstalinise et se libéralise. La Hongrie, qui tente de suivre cette voie, est durement réprimée par l’URSS, mais pas la Pologne. D’une part les dirigeants polonais ont pris soin de négocier le soutien de Mao (très heureux de faire un pied de nez à ses voisins soviétiques), d’autre part ils ont convaincu Khrouchtchev qu’une “expérience” en Pologne est sans risque. En effet, le pays est pris en tenailles entre l’URSS à l’Est, l’Allemagne de l’Est à son bord Ouest, la Tchécoslovaquie au Sud, et la mer Baltique est bien contrôlée par le “frère” soviétique. Pour une fois, la situation géographique de la Pologne joue en sa faveur ! Et le pays devient le plus libéral du bloc de l’Est pour une décennie. Ignacy profite de cette ouverture pour adhérer au parti communiste.

Les voyages à l’étranger deviennent possibles. C’est ainsi qu’ils rendent visite à leurs parents au Brésil. En avion. Par le trajet Varsovie-Amsterdam-Paris-Lisbonne-Dakar-Recife-Salvador-Rio. Oui c’est un peu plus long à l’époque. Et un peu plus stressant avec des passeports polonais (donc communistes) dans une dictature d’extrême droite comme au Portugal. À cette époque Jerzy, le père d’Ignacy, s’est associé à deux personnes pour fabriquer des ressorts pour siège de voiture. Ce petit atelier est le début d’une aventure industrielle familiale qui existe encore aujourd’hui.

Włodek au Brésil

À revoir le Brésil, Viola rechigne à retourner dans la grisaille et la froideur polonaise. Heureusement, une occasion se présente rapidement : le patron d’Ignacy est nommé ambassadeur… en Inde ! Et lui propose de le suivre à la grande joie d’Ignacy et Viola. Après seulement trois ans en Europe, en 1957, les voilà repartis pour un autre continent !

La suite au prochaine épisode.

Épisode 1 — jeunesse dorée
Épisode 2 — une enfance, quatre pays
Épisode 3 — en voiture pour la guerre
Épisode 4 — sur la croisette
Épisode 5 — Nouveau Monde
Épisode 6 — Fin d’une enfance
Épisode 7 — Noces sous les tropiques
Épisode 8 — La rencontre du socialisme réel
Épisode 9 — La découverte de l’Inde
Épisode 10 — Retour en Pologne
Épisode 11 — L’exil
Épisode 12 — Épilogue français

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L’odyssée de mes grand-parents
L’odyssée de mes grand-parents

Guerre, fuite, amour et retrouvailles… mes grand-parents ont traversé le chaos du XXème siècle à travers 3 continents. Comment être heureux malgré les crises ?