Épisode 9 — La découverte de l’Inde

Dans les années 1950, déménager de Pologne en Inde, ce n’est pas prendre un avion assorti d’un cachet contre le décalage horaire. Viola, Ignacy et les enfants rejoignent d’abord Vienne, qui libérée de la présence soviétique se développe à vive allure. Puis ils visitent Venise et Rome, avant de prendre un bateau à Naples. C’est ainsi que mon oncle Karol fête ses 6 ans à Port Saïd, et traverse le canal de Suez un an à peine après le conflit qui suit sa nationalisation. Enfin, après être passés par Aden au Yemen puis Karachi au Pakistan, la famille passe la porte de l’Inde à Bombay, et s’installe à New Delhi 23h de train plus tard.

Avant d’accepter son poste à l’ambassade polonaise, mon grand-père a négocié trois conditions. La première, c’est de ne pas devenir un diplomate professionnel. Les soirées officielles avec smoking et discussions mondaines l’ennuient à mourir, il convainc donc son chef d’y échapper, afin de nouer des contacts avec le monde universitaire. Quant à ma grand-mère, elle est encore plus franche : “Vous avez déjà mon mari, c’est un homme très intelligent, contentez-vous de lui et laissez-moi libre”.

Smoking obligatoire pour les réceptions à Delhi !

La seconde condition, c’est de pouvoir s’inscrire en thèse. Et c’est ce qu’ils font tous les deux. Viola prépare une thèse de littérature américaine sur Leaves of Grass de Walt Whitman à l’université de Delhi, pendant qu’Ignacy travaille sur le secteur public dans les pays en voie de développement, en comparant les cas du Brésil et de l’Inde à la Delhi School of Economics.

Les journées sont bien remplies entre les recherches (qui à l’époque se font uniquement à partir de documents papiers, qu’il faut eux-même localiser !) et le travail en ambassade. C’est l’occasion de découvrir un pays qui construit la “troisième voie” : une démocratie comme on peut la trouver dans le “bloc de l’Ouest” alliée à une économie largement planifiée qui ressemble au “bloc de l’Est”. L’Inde est ainsi le théâtre d’une forte joute d’influence !

Tous les grands dirigeants de la planète passent échanger, observer, ou tenter d’infléchir le premier ministre de l’époque, Jawaharlal Nehru. En février 1958, Ho Chi Minh vient à Delhi, dans un contexte de renforcement des pays non-alignés, alors que l’Inde a soutenu la lutte d’indépendance contre la France et qu’elle fait partie, comme la Pologne, des observateurs de la démarcation entre Sud et Nord. Pour l’événement, l’ambassade du Vietnam appelle en catastrophe l’ambassade polonaise : ils manquent d’enfants pour offrir des fleurs. Et voilà d’où vient cette photo de Nehru, Hô Chi Minh et une ribambelle d’enfants polonais !

Nehru à gauche, Hô Chi Minh à droite et mon oncle Karol en bas à droite regardant vers le sol. Włodek est caché par un drapeau.

En 1958, arrive la naissance de Celina. Ma mère fait ses premiers pas en Inde. Sous la garde d’une Ayah, c’est-à-dire une femme de la caste chargée de s’occuper des enfants. Car à l’époque, malgré le militantisme de Gandhi et Ambedkar, les castes sont encore très présentes, bien plus qu’elles ne le sont aujourd’hui. Lorsque mes grands-parents confient leurs enfants au cuisinier pour une soirée, celui-ci est battu par le syndicat des Ayah pour avoir outrepassé ses fonctions. Lorsque ma grand-mère nettoie pour la première fois le sol, un geste réservé aux Intouchables, l’ensemble des employés refuse de lui adresser la parole… Ils finissent par renvoyer tout le monde.

Ma mère et le cuisinier de mes grands-parents

De toutes ces personnes se détache la figure du cuisiner. C’était apparemment un homme très doux et qui aimait beaucoup les enfants. Il venait d’un village de campagne où étaient restés sa femme et ses enfants. Un jour mes grands-parents le trouvent en pleurs. Il explique qu’il a reçu un message : sa fille chérie a eu de la fièvre. Sa famille a considéré que le médecin et les médicaments étaient des dépenses extravagantes pour une fille (traditionnellement, lors du mariage une femme rejoint la famille de son époux et ses parents versent un dote, ce qui rend le fait d’avoir une fille désavantageux économiquement). Elle n’a pas survécu.

Outre ces événements, les conditions d’hygiène sont difficiles. Viola et Włodek tombent malades à cause d’une infection aux amibes (un parasite qui vient se loger dans l’intestin et qui se transmet par les selles). Cela les décide à faire régulièrement tester les domestiques… Avant de découvrir que, l’un d’entre eux ayant été testé sain, il revend ses selles aux autres pour leur garantir de passer le test !
Globalement, le saut d’un pays peu riche mais égalitariste à un pays très peu développé et franchement inégalitaire est un choc permanent…

Malgré tout, l’Inde reste pour eux une intense stimulation intellectuelle et une découverte fascinante. Ils voyagent dans le pays à la découverte de temples qui ne deviendront touristiques que bien plus tard. Amateurs d’art, ils dénichent des statues d’art populaire, parfois anciennes, qui font leur bonheur.

Ma mère avec un buste de Parvati en bois déniché par son grand-père Jerzy en visite depuis le Brésil

C’est aussi à cette époque qu’apparaît un autre personnage de la famille. L’ambassadeur de Pologne est un passionné d’animaux. Il a un daim, un petit léopard, et il a fait venir des chiens de Pologne, notamment un Setter Irlandais avec qui il a gagné des concours. Lorsque celui-ci est utilisé pour la reproduction, il reçoit des chiots dont il n’a que faire en cadeau. Alors à l’aide de quelques verres de kirsh, il convainc ma grand-mère d’en adopter un. Ce sera Dada, elle et ma mère deviendront inséparables.

La troisième condition qu’avait posée mon grand-père, c’était de rester trois ans maximum. En 1960, Ignacy, Viola et les trois enfants reprennent le bateau direction Londres puis Varsovie. Les doctorats seront validés sans soutenance, et Ignacy repassera l’année suivante chercher les diplômes. Quant à Dada, faute de pouvoir prendre l’avion avec eux, elle sera rapatriée dans un avion qui apporte la cargaison annuelle de singes achetée à l’Inde par la Pologne pour le vaccin contre la Polio.

“Deux polonais obtiennent leur doctorat à l’université de Delhi” — Coupure de journal polonais

La suite au prochain épisode.

Épisode 1 — jeunesse dorée
Épisode 2 — une enfance, quatre pays
Épisode 3 — en voiture pour la guerre
Épisode 4 — sur la croisette
Épisode 5 — Nouveau Monde
Épisode 6 — Fin d’une enfance
Épisode 7 — Noces sous les tropiques
Épisode 8 — La rencontre du socialisme réel
Épisode 9 — La découverte de l’Inde
Épisode 10 — Retour en Pologne
Épisode 11 — L’exil
Épisode 12 — Épilogue français

--

--

L’odyssée de mes grand-parents
L’odyssée de mes grand-parents

Guerre, fuite, amour et retrouvailles… mes grand-parents ont traversé le chaos du XXème siècle à travers 3 continents. Comment être heureux malgré les crises ?