Doit-on en finir avec la gestion de crise?

Ariane Cronel
SCIAM
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10 min readSep 29, 2020
Image par Comfreak de Pixabay

C’est devenu un terme si courant que l’on n’y prête même plus attention : la « crise ». Crise économique, crise climatique, crise migratoire, crise sociale, crise sanitaire… sans oublier les crises conjugales, les crises de foie, les crises de foi, les crises cardiaques, les crises identitaires, et on en oublie. Singulier ou pluriel, le terme de crise s’est imposé dans notre vocabulaire quotidien et nous n’y accordons plus guère d’attention.

Alors que l’on parlait plutôt d’accidents ou de catastrophes dans les années 1990, volatilité, incertitude, complexité et ambiguïté[1] se sont imposées depuis une vingtaine d’année comme traits caractéristiques d’évènements d’ampleur systémique, générateurs de crises plurielles face auxquelles les réflexes de « gestion » paraissent bien limités.

Lors d’un passionnant échange avec Patrick Lagadec[2], qui a fait de la gestion de crise son métier et le cœur de ses recherches, nous avons cherché à interroger cette notion et à tracer des perspectives.

Peut-on, réellement, « gérer » une crise ?

Si l’on regarde dans un dictionnaire (en l’occurrence le Larousse), on s’aperçoit que la notion de crise et celle de gestion ne s’associent pas facilement : la crise est un « brusque accès », une « rupture d’équilibre », un « moment très difficile », une « manifestation violente ». A l’inverse le terme de gestion implique la stabilité puisqu’il s’agit d’ « administrer, diriger, organiser quelque chose ».

Notre appétit pour la « gestion de crise », en dépit de l’aspect paradoxal du terme, s’explique probablement par notre obsession de la maîtrise, et en particulier de la maîtrise technique.

Le sociologue Mickael Dandrieux[3] nous rappelle ainsi que notre imaginaire collectif repose sur le mythe de la maîtrise par l’Homme de la technique (le « Progrès »). Nous avons construit, depuis 150 ans au moins, la conviction collective que l’Homme allait toujours plus, toujours mieux et toujours plus vite maîtriser son environnement naturel, son propre corps biologique, sa sujétion au temps et à l’espace .

Lorsque survient un évènement qui échappe, même sur un temps court, à notre prétention de maîtrise, nous sommes dans l’urgence de circonscrire l’évènement et de rétablir notre maîtrise sur les conséquences de ce dernier. C’est là que se joue l’autre dimension symbolique de la gestion de crise, autour de la figure de l’Homme providentiel. La crise met en effet en cause la légitimité de l’Autorité en place, et questionne ses capacités à rétablir « la norme ». Qu’il s’agisse d’un chef d’entreprise ou d’un dirigeant politique, la survenance d’une crise sur son territoire, dans son périmètre de responsabilité, met en danger sa légitimité à diriger. Il est donc crucial pour ce dirigeant de sortir au plus vite de la crise et d’en minimiser les conséquences visibles.

La crise est à la fois une épreuve collective et un test de résilience du système

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Derrière une crise se joue donc bien plus que les conséquences factuelles de l’évènement : il s’agit à la fois d’une épreuve collective, et d’un test de solidité du système (on peut parler d’espace strié[4]) au sein duquel la crise survient. Organisation, gouvernance, moyens, connexions, l’ensemble du squelette qui architecture les relations et le fonctionnement « normal » se trouvent menacés.

C’est sans doute ce qui explique que les manuels de « gestion de crise » sont tout entiers tournés vers la prévention des crises (maîtrise des risques) et vers les actions à entreprendre afin de « minimiser son impact » ; « en sortir renforcé » ; « éviter des dommages à long terme ». Le plan de gestion de crise est un incontournable, offrant la promesse de « faire face et remédier à tout incident inattendu » et, mieux encore, d’« augmenter la productivité avant et après une crise »[5].

Ces plans de gestion de crise sont utiles pour faire face, en réalité, à des « accidents » voire à des catastrophes. Mais si la crise constitue une rupture aux effets systémiques, une logique de « gestion », de plan prévoyant en détail les actions de chacun en fonction de différentes situations, peut-elle réellement en venir à bout ? Ne prend-on pas le problème à l’envers ?

La crise du 21è siècle se déploie dans l’espace lisse

Lorsqu’on interroge Patrick Lagadec sur les victoires de Napoléon, il nous répond : « il n’a jamais suivi les règles ». Notre expert faisait en 2009 la même analyse à propos du SRAS et de la crise sanitaire qui s’en est suivie en Asie : « d’un seul coup, le virus ne suit pas le plan qui était prévu ![6] ».

Toute la difficulté de la crise du 21è siècle est là : elle se déploie dans l’espace lisse[7], fait exploser les plans et les systèmes parce qu’elle n’entre pas dans les cases prévues et que son évolution n’est pas modélisable. Et si nos institutions ont fait des progrès, notamment via l’élaboration de scénarios castastrophe[8], « les crises en ont fait beaucoup plus que nous ».

Traditionnellement, la réussite des opérations de gestion de crise repose sur les éléments du briefing d’avant opération : c’est à ce moment que sont définis les objectifs prioritaires (que doit-on sauver ?) et les concessions acceptables (à quoi choisissons-nous de renoncer ?). Par exemple les pompiers ont pour objectif prioritaire la préservation des vies lors de leurs interventions, avant la sauvegarde des bâtiments ou de leur contenu. On le voit, la définition de « ce qui importe » est un élément central pour organiser la réaction face à la crise.

Nous l’avons vécu avec les attentats du 11 septembre 2001, la crise financière de 2008 et depuis quelques mois avec la crise sanitaire liée au Coronavirus : les crises qui surviennent sont désormais planétaires, aux conséquences incommensurables. Nous en aurons d’autres preuves demain avec les effets du changement climatique, dont on sait modéliser les impacts en termes de hausse du niveau de la mer ou de déplacement des populations, mais pas en termes de choc systémique[9]. Face à la multiplicité et aux interdépendances des conséquences, comment définir rapidement ce qui importe ?

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Continuer d’envisager les crises sous la focale de la maîtrise et — surtout — du retour rapide à la situation d’avant crise handicape en réalité notre capacité d’action. L’attention devrait plutôt être portée sur la façon de traverser les crises en :

1) Evitant le chaos général

2) Visant de dépasser la situation d’avant crise, porteuse des facteurs de déclenchement de cette crise

Il ne s’agit plus de revenir à la situation « ante » ni de « sortir renforcé » de cette crise, mais de savoir prendre le recul permettant de transformer voire d’annihiler les facteurs de risque.

Passer de la gestion de crise au pilotage en temps de crise

Comme le souligne Patrick Lagadec, la crise, notion héritée de la Grèce antique avec l’idée de « moment décisif », est devenue « La crise sans fin » (Myriam Revault d’Alonnes, 2013), c’est à dire un état global, qui oblige à une tout autre approche des phénomènes, et à des pilotages radicalement nouveaux. La cinétique des crises a changé, et nous sommes mieux équipés conceptuellement et logistiquement pour des crises courtes à forte intensité que pour de crises systémiques à cinétique longue.

Dans cette perspective, notre expert distingue cinq défis [10]. Parmi ceux-ci, le défi culturel de changer notre regard sur la crise, qui ne doit plus être un tabou mais intégré comme choc normal, récurrent et irrégulier. Il s’agit de réussir à reconnaître et à traiter y compris des crises qu’on n’identifie pas tout d’abord comme crises. La réconciliation intellectuelle et psychologique avec la notion « d’inconnu », l’acceptation de la « non maîtrise », sont les premières clefs pour aborder les crises à venir dans de meilleures conditions mentales.

En France, la réaction face à la COVID-19 a été orientée par deux biais majeurs : un biais cognitif qui a associé le Coronavirus au virus de la grippe saisonnière, et conduit dans un premier temps à sous-estimer sa gravité sanitaire; et un biais opérationnel historique qui confie aux Préfets comme première mission la protection des populations. Il s’en est suivi une confusion des objectifs et une illisibilité des orientations stratégiques, dont la cohérence continue aujourd’hui d’être mise en question.

Un autre défi que nous avons à relever concerne nos modalités d’action durant la crise. Si la « gestion » ou le « management » de la crise restent nécessaires pour réaliser les actions immédiates et à très court terme (comme par exemple l’évacuation de populations, la gestion des approvisionnements, la mise en place de TGV Covid, la création d’hôpitaux de campagne, l’ouverture généralisée de centres de vaccination etc.), la compréhension des effets systémiques et la capacité d’adresser ces effets sur le moyen et le long terme nécessitent d’abandonner le management pour passer au pilotage, en faisant appel à une large diversité d’expertises et en impliquant directement les décideurs au plus haut niveau. Faute de cette implication directe et d’un pilotage clair, capable d’enclencher et de suivre les actions opérationnelles de façon cohérente, selon des objectifs précis, les réponses sur le terrain obéissent à des stratégies de « contournement » visant à pallier l’absence de pilotage. Chacun fait ce qu’il pense être « bon » par rapport à la réalité immédiate à laquelle il est confronté.

En réalité, la gestion de crise se prête très mal au jugement moral, et c’est une des grandes difficultés pour les gouvernements en temps de crise : on juge moralement leur action, alors qu’ils ne peuvent pas se placer sur ce plan.

Aux cellules de crise, Patrick Lagadec propose donc d’adjoindre une « force de réflexion rapide », et de dissocier les responsabilités : aux premières, la gestion de la crise et les (ré)actions immédiates pour éviter la transformation de la crise en chaos général ; à la seconde, la réflexion sur les enjeux profonds et le pilotage des décisions stratégiques permettant à la fois aux cellules de crise de se consacrer pleinement à l’action, et aux exécutifs de mettre en forme très rapidement l’inconnu auquel ils se trouvent confrontés. Car une fois l’inconnu pensé, il peut être nommé et défini. Il est possible d’en comprendre la ou les origines, les développements possibles, et donc de naviguer (piloter !) au sein d’un paysage suffisamment balisé. La fameuse communication de crise en est grandement facilitée.

La responsabilité de la réponse à la crise se trouve donc élargie : au plus haut niveau, par la mobilisation de ressources et de compétence nouvelles; mais aussi au niveau citoyen, car les crises à cinétique longue impliquent un nouveau rôle pour les individus, un passage de l’état de victime à protéger à l’état de ressource à mobiliser. On le voit avec la COVID-19, la population ne peut pas être soumise indéfiniment à un fonctionnement en mode « gestion de crise » (confinement; restriction des libertés publiques; port du masque etc). Après quelques semaines, l’attention se relâche et le besoin de revenir à un fonctionnement normal prend le dessus. Le civisme devient alors un outil clé pour sortir de la crise.

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Comme Patrick Lagadec, nous croyons chez SCIAM que la diversité cognitive est une source majeure d’intelligence collective et qu’elle peut permettre de faciliter le pilotage des organisations en situation de crise. Par l’attention que nous portons aux travaux des chercheurs, les réflexions que nous conduisons avec nos experts et l’intégration dans nos équipes de profils et de compétences très différents, nous invitons nos clients à faire bouger leurs habitudes de réflexion pour améliorer leur capacité d’action, leur réactivité et leur résilience face aux imprévus.

[1] Également désignés sous l’acronyme VUCA, créé dans les années 1990 par l’Army War College aux Etats-Unis pour décrire le monde après l’effondrement de l’URSS

[2] http://www.patricklagadec.net/fr/

[3] https://www.frenchweb.fr/pourquoi-vivons-nous-dans-une-societe-en-defaillance/339976

[4] Dans Mille Plateaux, Gille Deleuze et Félix Guattari introduisent plusieurs concepts de géophilosophie, comme le rhizome, mais aussi l’opposition entre l’espace lisse et l’espace strié. C’est un espace balisé, codifié, encarté, géoréférencé, nommé, renommé, compartimenté, territorialisé. Cet espace est celui des campagnes, des prés et des champs bocagers ou openfields cadastrés, jalonné et parsemé de routes, de voies, de couloirs, de fils où les échanges d’énergie, d’information, de flux de toutes sortes s’opèrent. Point de suprise. On suit un itinéraire avec un début, et une fin. Nous passons d’un point A à un point B.

[5] Termes trouvés sur divers sites internet proposant un accompagnement à la gestion de crise

[6] https://www.youtube.com/watch?v=84wmpQm5gfo#action=share

[7] l’espace lisse est insaisissable, celui qui ne peut être saisi dans sa globalité tant il est étendu. On n’est pas vraiment sûr que cet espace aboutisse quelque part. Il existe bien des routes, mais elles ne sont pas toutes tracées selon des jalons bien précis et des étapes définies.

[8] rapports de la CIA notamment, sur le monde en 2025 et 2035

[9] le « Big collapse » n’est plus considéré comme improbable ni lointain par un certain nombre d’experts, dont par le prospectiviste anglais Jonathon Porritt qui, peu après le discours de J Beddington, a pour sa part estimé que Beddington était trop optimiste et que la date du collapsus général serait plutôt proche de 2020 que de 2030.

[10] un défi intellectuel, un défi de leadership, un défi psychologique, un défi psychologique, un défi culturel, un défi pédagogique.

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