Shapiro, le “Jewish Obama

Philippe Corbé
8 min readAug 3, 2024

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Il est le grand favori pour la candidature à la vice-présidence côté démocrate. Mais certains pensent que sa religion fait peser un risque.

Lev Radin/Pacific Press/LightRocket via Getty Images

Kamala Harris a un choix crucial à faire, deux semaines après le retrait de Biden et deux semaines avant la convention. L’élan de son début de campagne et ses chances de devenir la première femme présidente en dépendent.

Mardi, elle entamera une tournée dans sept États bascule avec son candidat à la vice-présidence. J’évoquais ici, le jour du renoncement du président, les différents noms possibles. Ceux que Kamala Harris envisage ont été passés au crible par le cabinet d’avocats d’Eric Holder, l’ancien ministre de la Justice de Barack Obama. Il faut trouver en quelques jours tout ce qui pourrait être retourné contre eux pendant la campagne, par la presse ou par l’équipe Trump : maîtresse ou amant, enfant caché, consommation de drogues, amitiés sulfureuses, publications ou déclarations gênantes (le camp Trump semble avoir découvert a posteriori certaines déclarations passées de Vance qui embarrassent les républicains).

Kamala Harris doit ensuite auditionner ceux parmi lesquels elle va faire son choix. Elle a vu ce vendredi Pete Buttigieg pendant 90 minutes. Comme je vous l’ai déjà raconté ici, il a de nombreux atouts : le meilleur orateur, un ancien combattant, brillant (il parle huit langues), il vient du Midwest et de la Rust Belt, la ceinture de la rouille, qui comprend les trois États bascule de Pennsylvanie, du Wisconsin et du Michigan. Un talent incomparable pour retourner les arguments des républicains tout en s’adressant à des Américains au-delà de la base démocrate (il a été maire dans l’État très conservateur de l’Indiana), le choix de la jeunesse et de l’Histoire (il est le premier membre d’un cabinet à être ouvertement homosexuel). Il est le choix le plus audacieux mais, selon certains, le plus risqué.

La cote du gouverneur du Minnesota, Tim Walz, a grimpé ces derniers jours, après avoir trouvé un argument percutant contre Trump devenu viral (comme je l’expliquais ici). Il ne figurait pas parmi les premiers noms cités il y a deux semaines, mais il coche plusieurs cases : un élu expérimenté auquel peut s’identifier la classe ouvrière, notamment de la Rust Belt. Il a servi dans l’armée, a été enseignant puis entraîneur d’une équipe de football de lycée. Il est excellent sur le terrain. Il ne braque pas la gauche du parti et pourrait même rassurer une partie de la gauche populiste qui a voté Sanders aux primaires de 2016 mais n’a ensuite pas voté Clinton malgré le risque Trump. The Hill croit même savoir qu’il a les faveurs de la Speaker Emerita, Nancy Pelosi, qui a joué un rôle déterminant en coulisses pour pousser Biden vers la retraite. Elle a siégé avec Walz à la Chambre.

Il y aussi l’option Marc Kelly, mais la cote du sénateur de l’Arizona et ancien astronaute a plutôt baissé.

Kevin Mohatt / Reuters

Nous ne sommes pas l’abri d’une surprise mais le grand favori depuis le jour du retrait de Biden et son appel à soutenir Harris, c’est Josh Shapiro, le gouverneur de Pennsylvanie.

La raison est simple : le système électoral défavorise les démocrates.

Depuis la chute du mur de Berlin, un seul républicain a obtenu une majorité des voix à la présidentielle, c’était Bush en 2004, la première présidentielle après le 11 septembre et les guerres en Afghanistan et en Irak.

Bush en 2000 et Trump en 2016 ont été élus grâce au collège électoral. Ils ont obtenu moins de voix que leurs rivaux démocrates Gore et Clinton (elle a rassemblé près de 3 millions de voix de plus que Trump), mais plus de 270 votes au collège électoral.

Chaque État dispose d’un certain nombre de voix au collège électoral. Si vous gagnez l’État d’une seule voix, vous obtenez toutes les voix de cet État au collège électoral (sauf dans le Nebraska et le Maine, mais je ne vais pas vous embrouiller avec ça aujourd’hui, j’y reviendrai car tout pourrait se jouer à un vote dans le Nebraska !).

Autrement dit, les républicains peuvent gagner la Maison Blanche avec 47 % des suffrages au niveau national, quand les démocrates ont peu de chances sous les 51 %.

Voilà pourquoi Shapiro est favori. La Pennsylvanie compte pour 19 votes au collège électoral. Harris pourrait gagner les États bascule du Wisconsin, du Michigan, du Nevada et même l’Arizona, arraché sur le fil par Biden en 2020, elle perdrait malgré tout l’élection si Trump gagnait la Pennsylvanie.

Vous pouvez vous amuser avec cette carte électorale interactive, et vous comprendrez que le chemin de la Maison Blanche passe par la Pennsylvanie. Comme en 2016, comme en 2020. Si l’élection de Biden n’a été officielle que le samedi, quatre jours après le scrutin, c’est parce que tout le monde attendait la fin du dépouillement laborieux en Pennsylvanie.

Celui qui gagnera la Pennsylvanie sera président. Trump le sait bien, c’est pour cela qu’il a choisi Vance, qui vient de l’État voisin de l’Ohio et a pour mission de s’adresser à l’électorat blanc ouvrier de l’ouest de la Pennsylvanie.

Si Kamala Harris n’a pas d’autre choix que de gagner l’État de Pennsylvanie, il faudrait qu’elle ait une sacrée confiance dans ses chances de victoire, à peine deux semaines après avoir lancé sa campagne et à trois mois seulement du scrutin, pour ne pas choisir Josh Shapiro, le populaire gouverneur d’un État très disputé entre démocrates et républicains qui a été élu en 2022 avec 15 points d’avance sur son rival républicain, quand Biden l’avait emporté en 2020 en Pennsylvanie avec à peine plus d’un point d’avance sur Trump.

Son style oratoire a même été comparé à celui de l’icône démocrate Barack Obama, au point que certains le suspectent d‘imiter sa cadence et ses gestes.

Certains le surnomment même le “Jewish Obama” ou “Baruch Obama” (Baruch est un nom hébreu) et espèrent qu’il sera le premier vice-président juif.

Le choix de Harris peut se résumer ainsi : quelles seraient les raisons de ne pas prendre Shapiro ?

La gauche du parti ne veut pas de lui.

La poussée de Bernie Sanders en 2016 et en 2020 a permis à l’aile gauche de peser sur le point d’équilibre du parti, et Joe Biden a mené une politique plus à gauche, plus sociale, plus progressiste que ses prédécesseurs démocrates Bill Clinton et Barack Obama. L’aile gauche reproche à Shapiro d’être trop centriste, d’avoir envisagé de faire financer des écoles privées avec de l’argent public. Mais la nomination de Shapiro, qui n’a pas d’autre choix que de gouverner au centre dans un État si disputé où les démocrates sont minoritaires au Sénat, aiderait Harris à démonter l’argument du camp Trump qui la caricature en Californienne d’extrême gauche.

La gauche du parti lui reproche aussi d’avoir dénoncé avec véhémence les manifestations anti-israéliennes depuis le 7 octobre.

Mais il n’est pas éloigné des positions de l’administration Biden-Harris : il défend le droit à la liberté d’expression tout en condamnant l’antisémitisme. Sur Israël, il soutient la solution à deux États et approuve le droit d’Israël à se défendre. Il va plus loin que Biden dans sa condamnation de Benjamin Netanyahu qu’il qualifie de “l’un des pires dirigeants de notre époque”.

Pourquoi alors est-il attaqué sur ce point par l’aile gauche du parti ?

John King de CNN (oui, l’homme au mur lors des soirées électorales) disait il y a quelques jours à l’antenne : “Il est juif, il pourrait y avoir un risque à le mettre sur le ticket.” (n’y voyez pas un commentaire antisémite, King lui-même est juif).

Qui a peur de Josh Shapiro ?se demande Yair Rosenberg dans The Atlantic : “Shapiro est peut-être le responsable politique élu le plus visiblement juif en Amérique : il respecte les règles alimentaires casher, dîne avec sa famille pour le Shabbat chaque semaine, et cite même les écritures juives dans ses discours politiques. La seule élection qu’il ait jamais perdue était pour le poste de président du conseil des élèves dans son école juive.

Rosenberg rappelle que certains activistes d’extrême gauche le surnomment “Genocide Josh” : “Certains de la gauche progressiste sont ceux qui considèrent l’identité juive comme intrinsèquement suspecte et qui tiennent les acteurs politiques juifs à des normes différentes de celles de leurs homologues non juifs. L’ironie de toute cette affaire est que Shapiro s’est en fait exprimé plus ouvertement contre la direction d’Israël que Biden ou Harris. (…) Mais Shapiro connaît bien le sujet, c’est pourquoi il se sent à l’aise de critiquer à la fois Netanyahu pour entraver la paix et les manifestants extrémistes sur les campus pour leur antisémitisme.”

Josh Shapiro est conscient que ce sujet peut nourrir un doute à l’aile gauche du parti, et fait dire par son porte-parole qu’il prend ses distances avec un texte qu’il avait écrit lorsqu’il était à l’université, dans lequel il s’identifiait comme un ancien volontaire de l’armée israélienne et doutait des accords d’Oslo qui venaient d’être signés. Dans ce texte, “Peace Not Possible”, le jeune Shapiro écrivait : “Les Palestiniens ne coexisteront pas pacifiquement (…) Malgré mon scepticisme en tant que Juif et ancien volontaire dans l’armée israélienne, j’espère et prie fortement pour que ce ‘plan de paix’ réussisse”.

Est-ce que tout cela va compter, quand Trump dit que Harris “n’aime pas les Juifs” (alors que son mari est juif et qu’ils ont accroché une mezouzah à l’entrée de la résidence des vice-présidents) ?

Le risque est de replacer la question du Proche-Orient dans la campagne, alors qu’elle révèle des fractures profondes au sein de l’électorat démocrate, notamment dans la jeunesse, comme je le racontais ici.

Les avantages (…) semblent valoir le risqueconclut l’éditorialiste Jonathan Chait dans New York Magazine. “Malgré tout son élan, Harris reste une outsider dans cette course. Et les électeurs qu’elle doit séduire sont, dans l’ensemble, probablement plus conservateurs que ceux qu’elle a réussi à convaincre jusqu’à présent. Toute opportunité d’élargir les contours de sa coalition est une opportunité qu’elle doit saisir. Shapiro est la meilleure chance qu’elle aura.

L’élu démocrate au Congrès Jake Auchincloss défend ce choix centriste dans le New York Times : “Harris doit gagner la Pennsylvanie, signaler la modération et rassurer (…) qu’elle tiendra contre la gauche. Plus la gauche de Twitter s’acharne sur [Shapiro], plus il est utile à Harris.”

Le premier déplacement de Harris avec son candidat à la vice-présidence est prévu mardi… en Pennsylvanie.

Un journaliste local a sorti une vidéo préparée par la maire de Philadelphie pour saluer le choix de Shapiro comme vice-président.

On en revient à la question que doit se poser Harris cette fin de semaine (si elle se la pose encore) : quelles seraient les raisons de ne pas prendre Shapiro ?

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset