Les Mystères du Grand Paris — 2.11

Saison 2 — Episode 11/15

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Le monstre au bout du fusil

Résumé de l’épisode précédent: Rien n’égale la vitesse et l’insensible force d’une rumeur qui se propage. Produit de l’imagination d’une bande désorganisée de paysans val d’oisiens inquiets des avancées de la grande ville, ou mutation génétique née de la pollution humaine, un monstre habite les eaux de l’Oise. Du moins habite-t-il désormais les esprits, autre façon de dire qu’il est réel. Dylan, 13 ans, a beau avoir lancée cette rumeur, lui-même commence à avoir des doutes, quand au pied de la tour de Sarcelles où il habite avec sa mère, un cadavre de mouton s’expose aux regards atterrés. C’est le moment d’organiser une opportune partie de chasse!

→ Episode précédent : Qui a tué le mouton de Panurge ?

6 heures et 14 minutes, à l’heure où point le jour bercé par les premiers ronrons des Transiliens transportant ceux qui pointent dès potron-minet.

6 heures et 14 minutes et une France qui se lève tôt à l’ouvrage déjà — le visage de cette France-là est noir ou basané (et quand il est blanc il parle une langue des pays de l’Est).

6 heures et bientôt un quart, des autos, des cars et toujours pas de Paulo en vue. Nous aussi on est debout comme la France des lèves-tôt, mais c’est pas pour le boulot.

6 heures et 20 minutes, Lajoie, morne, l’attend, tendu de le rouler et d’enrôler la clique de Paulo pour une battue pipée et perdue d’avance. « On dira aux chausseurs que la France a besoin d’eux ! Pour traquer la vilaine bête ! »: voilà ce que se sont dit les agriculteurs avant de se séparer et de quitter la carrière abandonnée.

« C’est pour pas qu’on soit sur l’carreau » a plaidé Suzanne. Paul, Marco, Georges et Momo, c’est pas la fine fleur, pas un carré d’as, mais c’est des types biens, pense Lajoie, attaché à panser ses tourments, par le trop plein de honte qui envahit l’agriculteur qui se fait voler les champs transmis génération après génération. « Ils nous en voudront pas, les chasseurs, de les embarquer là-dedans. Imagine leur fierté si l’un ou l’autre venait à tirer le monstre… ! »

6 heures et demie, et on en boirait presqu’un, comme rien. Lajoie, comme tout, finit par se vider de sa culpabilité. D’abord y’a pas mort d’homme, s’faire balader pour une promenade, c’est quand même pas grand-chose, surtout à l’époque où nous vivons. Et puis, on fournit le pack de Kro, ça c’est du plaisir pour la meute.

On attend.

- C’est beau le Manoir de Miraville quand même, ça a son style, quand même ils savaient faire des constructions à l’époque. Bien qu’à chauffer…

Tout autour de Lajoie — il est encore dans ses pensées — ça commence à bouger, les vieux d’abord et puis pas mal de jeunes. Et le conseil des retraités citoyens ! On n’y a pas pensé ! Fallait leur parler à eux aussi ! Eux, y n’ont que ça à faire ! Ça parlerait bête ici et là ! Manqué.

- Bon, et mes gaillards nom de Dieu !

Lajoie s’impatiente, et jure, pour lui. Autre chose à faire qu’attendre après ces branques. Evidemment ça s’est dit sur le moment, en vrai il les aime bien ses connaissances chasseurs. Paul et lui par exemple ça remonte au BEPC, même classe. Avec Momo, ils ont joué ensemble dix ans, chez les jeunes et en équipe C à Garges — Momo gardien et Lajoie devant. Avec Georges c’était le service militaire à! 41 Baden-Baden. Et puis Marco, rencontré à la Fête du Timbre, quand ça y allait encore à fond. C’était philatélie d’abord, file au dancing ensuite, et fille dans le lit enfin. Les beaux jours ! Mitzva toute la nuit, accoudé au bar, et on en levait !

- Ah bah quand même gros !

- Pardonnez à nos âmes, le retard de vos amis.

- Quoi ?

- C’est de ma faute Lajoie, j’ai dit 7 h. aux gars.

- Mais pourquoi ça ?

- C’est dur de se lever sans savoir quoi chasser.

- T’as bu déjà mon gaillard ?

- Non, laisse : c’est un truc à nous.

- Eh Jojo fais pas l’…

- Hein ?

- Faites attention là, c’est peut être dangereux aujourd’hui, c’est pas comme aller à lapin, pas rater son coup ! On n’a jamais vu ça avant !

Un silence, une gêne — peut-être de la honte, mais très légère, et pas nécessairement liée à l’alcoolisation — s’épanouit brièvement, dans l’air.

- Qui dira l’immense mélancolie des chasseurs dont le territoire est grignoté par les villes, l’immense mélancolie de ceux qu’ont plus rien à tuer ?

- Voilà : quand tu peux plus faire le malin avec un fusil, i’ t’reste toujours les beaux discours, les adjectifs et les noms rutilants.

- Vous êtes toujours aussi frappés tous les deux, c’est pas possible.

Sourire en coin des deux concernés, faces ahuries ou blasées des autres.

- Par où qu’on commence ? Ici ou vers chez vous ?

- Des bestioles comme celle qu’on cherche, c’est malin, présumé vu pour la dernière fois à Sarcelles, ça doit déjà être vers Montmorency, au petit trot.

- Bien. On finirait par l’Oise.

- Faites par segments. Et l’arme adroite hein.

- Té nous connais.

- Bon, on s’appelle et on se dit quoi.

- ‘tendu.

- Sans compter que si on la tue cette bête, c’est tout le grand Paris qui va souffler et tout le grignotage de la forêt qui va reprendre.

- Tu veux dire que dans notre intérêt, si on veut pouvoir continuer à chasser, vaudrait mieux qu’on manque nettement la cible ?!

- Un peu mon vieux.

- Quoi ?

- On s’appelle.

- J’y ai pensé cette nuit-

Mais plus personne ne l’écoutait, le groupe se répartissant sur les différentes voitures.

- J’y ai pensé cette nuit, comme à une créature peut-être née de la pollution, qui serait la réponse de la Nature martyrisée, qui se retourne contre les hommes, la nature qui hurle de douleur tu vois, contre le béton et le plastique, la nature qui-

- C’est ce que je disais : t’as déjà bu.

Et Lajoie s’en fut, sans son pack. Puis s’en vinrent Marco, Paul, et Momo. Des quatre autos on choisit finalement celle de Paul, la plus salissable, et break qui plus est. En route vers Arnouville, puis cap sur la plaine de France. « Ah Mon Joie ». Quelque peu entassé dans l’auto, mais prêt pour la traque, Georges sera le scripte car il a le calepin, Marco lui décrypte.

- Peine de n’en savoir plus, et de chercher à vue.

- A nos coeurs trépidants, nul n’est impossible.

Moral au beau fixe donc, et en piste. De l’allure, et un train soutenu jusqu’au premier ravitaillement.

Secteur Arnouville/ Villiers le Bel : Rien.

- C’est chou blanc les loulous, Montmorency à Nous.

Départementale 125, forêt en vue, du carrosse on aperçoit les premiers chênes, les êtres en promenade, et le boulot qui s’annonce. Le domaine est beau, immense. Ça va marcher, mais pas forcément réussir. Ca n’entame pas pour autant la gaieté du groupe, on traque sans trop savoir où regarder, c’est de la résolution de crise au grand air, et on salue les badauds. “Non c’est pas la saison, c’est d’intérêt général madame ! C’est pour vous qu’on fait ça, on l’aura la bête, le monstre, et c’est vous qu’aurez l’air bête alors !”

Pas assez aiguillés à leur gout, Paul et les autres, remuent néanmoins le foin, sans dramatiser. Au même moment Lajoie prévient Lewilder : l’opération Faucon d’Or est en marche. Il est prévu qu’elle traverse le Vexin, on compte sur le pack pour qu’elle soit remarquée au fil du jour. Remarquée mais pas trop, s’agit pas de passer pour des billes, mais d’opérer une espèce de sensibilisation, avec doigté. A la prochaine réunion il sera toujours temps d’envisager des moyens plus intégrés, pense Lajoie, c’est pour ça que les conseils de jeunes et d’anciens correspondent comme qui dirait à une deuxième phase, disons plus élaborée — sans manquer de respect aux chasseurs.

Marrons à Montmorency, des prunes et pourtant la bande à Jojo y’a mis le temps, mais cerise. Ah si, un faisan dégotté à la faveur d’une clairière dégagée et peu visitée : du gâteau. Trophée de consolation, mais attention à l’insolation, il fait beau sur la vallée, alors ravitaillement.

Secteur de Montmorency : un faisan mais pas d’bête.

- Ou irons-nous dès lors, trouver ce qui se cache ?

Coup de barre. Auvers ? Auvers-sur-Oise. Haut-lieu de l’impressionnisme, et rendez-vous des peintres; c’est là que Momo souhaite en finir avec le service. L’occasion aussi de se terminer à l’Auberge du Ravoux pour une petite poire bien sentie, ou un calva’ en sorte d’hymne à la nature. On aura marché aujourd’hui, couru après une ombre. Lajoie sera sans doute pas content. Les quatre, sans s’être rendu compte qu’un petit groupe de marcheurs les suivait, longe les rives de l’Oise.

Dépassés par la tête de proue des athlétiques, on les interpelle, plus encore qu’à Arnouville. « C’est pour Vigie Pirate vos fusils ? » Non. On n’est pas bidasses ma bonne dame. « Alors ? ». Fatigués Madame, circulez. Momo jamais avare d’une bonne tranche de vie est plus loquace :

- On traque la bête de Sarcelles, responsable du carnage là-bas chez nous, et à Conflans aussi, il paraitrait. Un bain de sang en pleine ville.

L’évocation du sang finit d’abattre la barrière des uniformes, de 4 à 20, un bataillon à pied de chasseur en rang donne de la voix dans l’après-midi. On croirait la compagnie perdue retrouvée, et les spéculations vont bon train quant à savoir comment s’éradique le crime, ce qui fait qu’on qualifie ou non quelqu’un de tueur en série, où s’arrête le mal... Les gourdes se partagent, l’important c’est l’être humain.

17 heures et 32 minutes, l’armée rit un peu, et regagne cet Auvers-sur-Oise gelé dans le temps qui ferait presque envie, pour se soigner de toutes les mélancolies.

- C’est quoi le mot du poète ? « La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le coeur d’un mortel »… ?

- Oui allez, disons que oui. Le décompte c’est peut-être pas ça, mais c’est l’idée hein.

17 heures et 45 minutes, l’armistice est signé, hélas, et vaincus on regagne l’Auberge. N’en déplaise à Lajoie, on perd avec le sourire — fraternité. Le renfort du club de randonnée aura suffi au bonheur de la Bande. La pêche a été bonne malgré tout, musette ! La note est belle, c’est presque une épopée en fait, quand on compte les navires des Grecs qui partiront pour Troyes, et toutes les troupes envoyées par chaque ville :

Picon : III

Pinte : VIII

Ricard : II

Martini : IIII

Calva : III

Prune : III

Kir : IIIIIIIIII

Texte : Raphael Plockyn & Arno Bertina (en lien le récit de leur travail d’écriture sur remue.net) / Dessins au feutre: Dorothée Richard/ Musique: PAVANE

EPISODE SUIVANT : CARNAVAL D’OISE ( → s’inscrire à la newsletter)

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