Les Mystères du Grand Paris — 2.10

Saison 2. Episode 10/15

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Qui a tué le mouton de Panurge?

Résumé de l’épisode précédent: Au fond d’une cave interlope, le complot des agriculteurs vexinois se fomente. Mais ils se divise aussi. En lutte contre la menace d’urbanisation gallopante certains commencent à abdiquer; d’autres continuent d’utiliser la rumeur d’un prédateur monstrueux nageant dans les eaux de l’Oise pour dissuader promoteurs immobiliers et urbanistes. A leur tête, le père de Dylan. Dylan, c’est le gamin qui a répandu la rumeur sur le net après avoir écouté une conversation secrète de son père. Mais s’il l’a initiée, a-t-il encore prise sur elle?

→ Lire l’épisode précédent : “La ZAD du Grand Paris”

J’avais cinq ans je crois, quand mes parents ont divorcé. Avant ça je me souviens pas. Des rapports avec mon père. Est-ce qu’on s’amusait, est-ce qu’il me regardait ? La réponse elle est peut-être dans l’absence de souvenir… S’il y avait quelque chose à retenir, je l’aurais en tête non ? C’est-à-dire : un truc heureux… Ma mère elle s’en fout. Elle s’occupe de moi mais je vois bien qu’elle se déconnecte quand j’essaie de glisser quelque chose sur mon père et moi, dans la conversation. Hop y’a plus d’réseaux, d’un coup. Et comme j’ai ma fierté, je passe à autre chose. Je vais quand même pas parler d’un truc sans qu’elle m’ait demandé de préciser ; je suis pas comme ces zozos qui racontent leur life sans qu’on n’ait rien demandé.

Aussi y’a le fait que mon père c’est la cambrousse et les bottes pleines de terre — si jamais ça lui arriver de baiser j’suis sûr que la fille elle renifle des odeurs d’endives sur ses mains, et c’est pas classé dans les aphrodisiaques, l’endive. On est cinquante dans le village, si tu comptes les taupes et les araignées.

Alors que ma mère elle vit à Lochères depuis la séparation — c’est dans Sarcelles, et en même temps des fois on se demande, parce que les liens avec Sarcelles… On est 30.000, ou 40.000 — entre ceux qui s’font coffrer par la BAC et ceux qui niquent comme des lapins c’est difficile d’avoir un chiffre exact.

J’entends la voiture de mon père, qui redémarre, rentre chez lui. Je fais un signe de la main, sans me retourner — sans donc savoir s’il l’a reçu.

Je suis en colère, je ne sais pas si j’ai raison d’être en colère. C’est comme une atmosphère d’orage, on sait qu’il y a de l’électricité dans l’air mais on ne sait pas où va tomber la foudre. La réunion dans les grottes c’est le plus grand flop de toute l’histoire — même Sarko battu aux primaires c’était un flop moins grand. Quand j’ai publié le truc sur la rumeur, sur le monstre marin, quand ce post est devenu viral — un truc de ouf ! — je me suis dit qu’il était plus embêté qu’heureux.

Ils m’ont utilisé, ses potes et lui, ou ils pensent vraiment qu’il y a un monstre ? Je voudrais lui en coller une mais aussi il y a tant de colère et de tristesse en lui… Je voudrais pas être injuste.

Je vais laisser passer un peu de temps. Je vais réfléchir avec Djibril et Bart. Même si dans Lochères tout le monde s’en fout, bien sûr, des betteraves et des endives. Questions de ploucs. Mes potes m’écoutent quand même — c’est mes potes. Ils disent : « A toi tout seul t’es le Val-d’Oise : une casquette de Kerry James et des bottes Aigle en caoutchouc ». (Une seule fois je suis rentré à Sarcelles en m’étant pas changé — ils m’en parlent encore, tous !, deux ans après. J’ai pris cher ce jour-là. J’avais beau leur dire que je peux pas aider mon daron à faire les betteraves avec mes baskets à 200 boules, y’a rien eu à faire, je m’en suis pris de tous les côtés, des vannes au kilomètre.)

Le corps humain c’est 90% de flotte ? Moi c’est 50% betteraves et 50% dalle de béton.

La grange avec le tracteur d’un côté, et la tour des Maliens, ou celle qu’a que des Pakis. Un ghetto, des ghettos. Et à la mairie ils peuvent tout tenter pour casser les regroupements : quand tu proposes à des Algériens un appart dans la tour des Turcs, t’es tranquille ils le refusent et ils demandent si y’aurait pas plutôt quelque chose dans la tour des Marocains — c’est dire ! C’est pas que c’est la guerre hein ? Mais si t’as pas les mêmes habitudes de vie que tes voisins ça peut le devenir, la guerre. Genre les Maliens ils vivent la nuit ; si toi tu veux dormir, t’as plus que la solution 9 mm pour dormir à poings fermés parce que même les somnifères ils pourront quedal contre le sound-system de « nos amis Maliens ». (Djibril dit « Même le propofol de Michael Jackson » mais tout le monde sait pas que c’est un produit qui sert à endormir les chevaux et quand c’est lui qui présente Lochères je vois bien que sa version marche moins que la mienne.)

Je salue Mamadou. Sur le banc là-bas, la mère de Bart, avec ses copines.

Plus de monde que d’habitude, dehors.

Ça parle, ça parle, des petits groupes partout.

Qu’est-ce qui se passe ici ?

Djibril qui m’appelle, lui aussi avec tout un groupe. Bart, Christo.

Un mouton retrouvé au bout du petit pré, dans un état hallucinant.

Les moutons c’est un peu moi. Quand le bailleur a proposé qu’on en loue à un éleveur, c’est par mon père qu’on a trouvé un type qui acceptait d’en laisser dix pour brouter l’herbe de la cité. J’étais d’autant plus la star que la campagne à la ville c’était encore un peu moi, ça. C’était comme si je tenais ma revanche sur les blagues liées aux bottes pleines de terre. Je devenais « le patron ».

- Ça veut dire quoi « hallucinant » ?

- Les pattes arrières tiennent carrément plus au reste du corps.

- Tu l’as vue, la carcasse ?

- Non, c’est le père de Fatiah qui s’est approché.

- Les côtes broyées il a dit, toutes cassées.

- Du sang partout mec, partout sur l’herbe.

- Ah ah ! Et les boyaux tu les vois répandus partout sur l’herbe, depuis la fenêtre de Mamadou.

- Genre c’est pas un loup qui peut faire ça.

- T’en sais quoi, toi, ce que peut faire un loup, et dans quel état il laisse les bêtes ?

Mais c’était trop tard, en passant d’un groupe à un autre j’entendais tout le monde dire « C’est pas un loup qui peut faire ça. » On est monté chez Mamadou pour voir la carcasse — le bailleur qui met une semaine à faire réparer les ascenseurs là, bizarrement, il avait envoyé tout de suite les mecs des espaces verts, avec leur gilet orange fluo, et on pouvait plus s’approcher de la « scène de crime ».

Effectivement c’était pas beau à voir.

Mais quoi ? Que veux-tu que ce soit d’autres qu’un gros chien ?! Genre un pitbull utilisé pour ces combats dans les caves… Les proprios de ces clebs ça les fait tellement kiffer d’avoir un monstre en laisse, et de lui lâcher la bride de temps en temps pour entretenir en lui le goût du sang, de la viande qui fume…

- Eh ben justement. J’ai entendu qu’on parle des musulmans… L’Aïd, tout ça.

- ça vient de la tour des Juifs ?

- J’en sais rien. Peut-être des Maliens.

- C’est absurde cette idée. Les musulmans qu’égorgent les moutons ça donne jamais un tel carnage…

- Ouais le principe du halal c’est justement qu’la bête doit pas souffrir.

On regarde les types orange-fluo.

- Et ta bête ?

- Ma bête ?!

- Ben oui, ton post sur Facebook, un monstre marin, je sais pas quoi.

- Eh bien quoi ? Tu veux dire que ça pourrait être lui qu’aurait croqué l’mouton ? Mais mec, tu sais où elle est la Seine ? Il serait sorti de la Seine le monstre, et se serait baladé dans tout Pierrefitte et Montmagny avant d’arriver à Lochères ?!

Mais tout de même, hein, ça m’a fait bizarre. Je peux pas cacher que tout en imaginant mal le Yéti ou le monstre du Loch Ness se débrouiller dans le 93 et le 95 sans GPS, j’ai tout de suite pensé au paternel. Une heure plus tôt je voulais le gifler en ne comprenant plus quel était son rôle dans cette histoire, et s’il m’avait baladé avec ses potes, se servant de mon réseau pour défendre son exploitation, et je me demandais maintenant s’il était pas en fait le prophète qui comprend tout avant tout le monde, qui signale un danger auquel personne veut croire. A qui on donne une médaille ou un nom de rue une fois que c’est trop tard.

- En attendant, faux ou pas, j’te parie que dans l’heure qui vient on va voir débarquer la connasse du FN. C’est quoi déjà le nom de la candidate ici ?

- Pourquoi qu’elle viendrait ?

- Les musulmans qui massacrent des bébés-phoques c’est du caviar pour ces tordus.

- Les bébés-phoques ?!

- T’es lourd Mamadou, t’es lourd.

- Et celui qui met dix mystères dans chaque phrase, il finira par comprendre un jour, qu’i parle tout seul et pour personne ?

- Alors contre cette rumeur, Dylan, t’as quoi cette fois. C’est plus pour mettre le feu hein, mais pour éteindre un incendie. T’imagine si Lochères explose à cause d’un mouton crevé ? Les animaux on nous les a vendus en disant que ça nous pacifierait d’les voir brouter. Si au final on se tire dessus d’un immeuble à un autre, à cause d’eux, ce serait chaud non ?

- Va falloir faire vite. Va falloir trouver.

Texte: Arno Bertina (en lien le récit de son travail d’écriture sur remue.net)/ Dessins au feutre: Dorothée Richard

EPISODE SUIVANT : “LE MONSTRE AU BOUT DU FUSIL

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