Épisode 3

Activision s’inquiète et Robert muscle son jeu

Face aux problèmes de Call of Duty : Finest Hour, Activision réagit et cherche une solution. L’éditeur ne veut pas se contenter du succès d’un jeu, il veut une véritable franchise. Pour s’en donner les moyens et limiter les facteurs de risques, Activision met en place les bases d’une production méthodique et rationnelle, qui passe forcément par un contrôle total du développement. Devant les difficultés de Spark sur consoles (en janvier 2004, cinq mois avant la date de sortie initialement prévue, un seul niveau du jeu sur quinze était terminé) et vu le succès de Call of Duty sur PC, Robert Kotick décide d’intervenir. L’éditeur commence par avancer de nouveaux fonds à Spark Unlimited pour finir le projet et prête même au studio quelques-uns de ses propres ingénieurs (un total de 30 personnes, affirmera plus tard Activision) pour accélérer les choses. Activision confie en sous-traitance à Exakt Entertainment six des quinze niveaux du jeu, ainsi que les versions Xbox et GameCube. Parallèlement, c’est Kuju Entertainment qui est désormais responsable du mode multijoueur. Il ne reste donc que neuf niveaux et la version PlayStation 2 à la charge de Spark Unlimited. Enfin, Activision repousse le jeu d’un an, à la fin 2004. Avec davantage de temps, davantage d’argent et moins de travail à faire, Spark Unlimited devait logiquement pouvoir mieux se débrouiller… mais ce n’est pas si simple.

En mai 2004, Adrian Jones, le chief technical officer (directeur technique) et cofondateur de Spark, est démissionné sous la pression d’Activision : la manœuvre doit servir à alléger le management et à faciliter l’incursion des ingénieurs de l’éditeur dans la chaîne de production de plus en plus lente et instable imaginée par Jones. Lequel, assez logiquement, prend fort mal la chose. Il porte plainte et l’affaire est une nouvelle fois réglée à l’amiable. Ce nouveau procès avorté ajoute la bagatelle de 70 000 dollars au budget du jeu… qui, entre les retards et les frais supplémentaires de sous-traitance, n’est de toute façon plus à ça près.

Irrité par ces dépenses sans fin, Activision décide d’amender son contrat (qu’on peut lire ici, et une analyse chez Gamasutra) avec Spark Unlimited et pose un ultimatum au studio : si les dirigeants ne signent pas, Activision cesse tout financement. Or, le nouveau contrat prive Spark d’une bonne partie de ses royalties sur Call of Duty : Finest Hour. Activision justifie sa décision par les 2,7 millions de dollars de dépassement de budget, en plus des 8,5 millions initialement prévus. Au pied du mur, les dirigeants de Spark n’ont d’autre choix que d’accepter.

La jaquette de Call of Duty : le Jour de Gloire, titre français de Call of Duty : Finest Hour. Image : Activision.

Call of Duty : Finest Hour est finalement terminé en octobre 2004, pour une sortie prévue sur PlayStation 2, Xbox et GameCube le 16 novembre 2004. Entre-temps, Gray Matter a tranquillement sorti Call of Duty : United Offensive sur PC le 14 septembre 2004. United Offensive reçoit un accueil critique et public presque aussi bon que le jeu original un an plus tôt. Il n’en est pas de même pour Finest Hour : malgré des ventes excellentes, il est accueilli fraîchement par la presse. Par rapport au titre d’Infinity Ward, il ressemble à un gros retour en arrière. Le jeu rappelle les premiers Medal of Honor (ce qui est finalement parfaitement logique vu l’équipe composant Spark Unlimited) et n’a rien retenu des réussites du titre plus récent d’Infinity Ward. La stratégie d’Activision de parier sur deux studios et deux jeux en parallèle pour créer sa franchise a payé : seul, Finest Hour aurait vite été oublié, alors qu’avec son extension PC et son jeu console, en cet automne 2004, Activision occupe le terrain sur tous les fronts face à Electronic Arts. Lequel ne sort qu’un seul Medal of Honor, Pacific Assault, une exclusivité PC par EA Los Angeles qui n’arrive pas à reproduire le succès d’Allied Assault.

Un autre FPS guerrier et scripté se lance également à la même époque : le 29 octobre 2004, un an jour pour jour après la sortie de Call of Duty, le studio 2015 Inc tente un come-back et commercialise Men of Valor, un FPS se déroulant durant la guerre du Vietnam, édité par Vivendi Games. Mise à part l’époque choisie comme toile de fond, le jeu copie si fidèlement les Medal of Honor et Call of Duty (jusque dans la forme du titre) qu’il tourne presque à la parodie. Évidemment, le 2015 Inc derrière Men of Valor n’a plus grand rapport avec celui de Medal of Honor : Allied Assault : autour du patron Tom Kudirka, seuls quatre employés sont restés quand tous les autres ont démissionné. C’est donc une toute nouvelle équipe qui a travaillé sur Men of Valor. Sans grande surprise dans ces conditions, le jeu est très mal reçu et ne se vend pas. Il ne connaîtra pas de suite et sera vite oublié.

Une bande-annonce de Men of Valor. On y trouve, subrepticement glissés là, les mots « Honor » et « Duty » dans les deux courtes premières phrases affichées. Vidéo : 2015 Inc/THQ Nordic.

Parallèlement, le deuxième semestre 2004 est également le théâtre d’une évolution importante des rapports entre Activision et un de ses protégés, le studio indépendant id Software, l’inventeur du FPS et fournisseur du moteur équipant les Call of Duty sur PC. En août 2004, Activision a publié Doom 3, le nouveau FPS d’id Software, qui s’est très bien vendu. En septembre, pour consolider son catalogue de FPS et assurer ses arrières, l’éditeur propose de racheter les trois principales franchises d’id Software : Wolfenstein, Doom et Quake. Il fait une offre à 90 millions de dollars pour les droits sur les trois franchises, offre qu’id Software refuse. Activision propose alors de racheter tout id Software pour 105 millions de dollars (à comparer aux 5 millions déboursés pour acquérir Infinity Ward…). Nouveau refus. Les discussions cessent en octobre 2004 ; les relations entre id Software et Activision vont vite se dégrader, malgré les nombreux projets déjà signés et en production entre les deux : Raven Software doit notamment développer un nouveau Wolfenstein et un nouveau Quake, tandis que Splash Damage travaille à un autre titre de la franchise Quake. Pour son jeu suivant, id signera même avec Electronic Arts, avant d’être racheté en juin 2009 par ZeniMax Media (maison mère de l’éditeur Bethesda) pour… 105 millions de dollars. Pour Activision et pour les FPS en général, ce rachat manqué est un tournant : puisque l’éditeur ne peut pas mettre la main sur les juteuses franchises d’id, Robert Kotick décide de mettre encore plus le paquet sur sa propre franchise.

Le 4 mars 2005, Activision rend publics ses projets concernant la franchise Call of Duty, avec un principe directeur audacieux : l’annualisation de la série. D’un côté, il y a le Call of Duty 2 en développement chez Infinity Ward depuis plus d’un an et prévu pour l’automne 2005 sur PC. De l’autre, Activision annonce Call of Duty 2 : Big Red One, une suite directe à Finest Hour, et donc toujours sans rapport avec les jeux d’Infinity Ward. Big Red One est lui aussi prévu pour la fin 2005, mais seulement sur Xbox, GameCube et PlayStation 2.

La surprise vient du nom du développeur de Big Red One. Ou plutôt des noms : il s’agit de Gray Matter Interactive Studios et de Treyarch, deux des studios internes d’Activision. Les développeurs de Spark Unlimited découvrent par la même occasion qu’ils ne font plus partie de l’avenir de Call of Duty. Activision, visiblement échaudé par le développement chaotique de Finest Hour, a préféré se passer du studio qu’il a contribué à fonder.

Spark refuse cette fois de se laisser faire : le 25 août 2005, dans un cocasse retournement de situation, le studio porte plainte (on peut la lire ici) contre Activision, accusant l’éditeur de ne pas avoir payé de royalties pour Call of Duty : Finest Hour et de rupture de contrat : à la fondation du studio, seulement trois ans plus tôt, Activision s’était engagé à financer trois jeux et Activision les a privés de la suite de Finest Hour. Le studio réclame dix millions de dollars de dommages et intérêts.

De prime abord, il peut sembler curieux que Spark Unlimited ait attendu tout ce temps avant d’attaquer Activision : dès la sortie de Call of Duty : Finest Hour, le studio se doutait qu’il ne fallait plus attendre grand-chose de la part de l’éditeur. D’ailleurs, début mars 2005, le même jour où Activision annonçait Call of Duty 2 : Big Red One avec d’autres développeurs, Spark Unlimited lançait, lui, un accord d’édition avec Atari portant sur « tous ses prochains jeux ». Autrement dit, Atari était désormais l’éditeur de Spark Unlimited, et non plus Activision. Le contrat prévoyait la sortie d’un jeu pour la fin 2006 sur les nouvelles consoles de l’époque (Xbox 360, PlayStation 3, peut-être Wii). Le jeu devant ensuite être exploité par Atari sous forme de film, de série télévisée et d’autres produits dérivés. Alors qu’il aurait dû être annoncé plus en détail au printemps 2005… ce ne fut jamais le cas.

Ni Spark Unlimited, ni Atari n’ont jamais expliqué publiquement les raisons de leur rupture de contrat, mais leurs projets communs furent abandonnés au printemps. Sans éditeur, sans jeu en développement, Spark Unlimited s’est donc retourné contre son ancien bienfaiteur, Activision, celui-là même qui avait encouragé la création du studio par débauchage des équipes de EA Los Angeles, puis négocié pour eux lors du procès avec Electronic Arts qui avait suivi.

Une page de la plainte d’Activision contre Spark Unlimited.

Ce que n’avait sans doute pas prévu le studio, en revanche, c’est une contre-attaque aussi violente de l’éditeur. En octobre 2005, à quelques semaines de la sortie de Call of Duty 2 : Big Red One, Activision porte à son tour plainte contre Spark Unlimited, accusant le développeur de fraude (voir les documents ici et , et une analyse chez Gamasutra). Selon Activision, Spark s’était présenté comme une équipe d’experts capables de sortir un jeu AAA — un jeu de premier plan et à gros budget — sur consoles… ce que les dépassements de budget et la trentaine d’employés prêtés par l’éditeur pour finir le jeu tendent à contredire. Cette contre-attaque est assassine : Activision en profite pour dévoiler les idées les plus ridicules proposées par Spark pour une suite à Call of Duty : Finest Hour, par exemple faire du héros « un type avec un turban et un couteau vraiment énorme ». Le jeu devait s’appeler Call of Duty : Combined Forces.

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