Épisode 5

L’Avènement d’Infinity Ward

La jaquette de Call of Duty 4 : Modern Warfare. Image : Activision.

Call of Duty 4 : Modern Warfare sort le 5 novembre 2007 sur PC, Xbox 360 et PlayStation 3 (une version Wii arrivera un peu plus tard, portée par Treyarch). Le jeu fait débat parmi les fans de la série car certains ont du mal à comprendre le choix d’Infinity Ward de préférer l’époque contemporaine à la Seconde Guerre mondiale. Cependant le débat est de courte durée : le succès critique et public est immense. Avec plus de 13 millions d’unités écoulées, Modern Warfare devient le titre le plus vendu de 2007 et le mieux noté de tous. Seulement quatre ans après la sortie du premier épisode, Activision décroche le gros lot.

Après Call of Duty 2, Infinity Ward ne s’est pas reposé sur ses lauriers. Le studio a amélioré la série partout où elle pouvait l’être. Le moteur du jeu, toujours lointainement basé sur la technologie d’id Software, a été boosté pour afficher bien plus de détails et d’effets. La cinématographie des scènes a été revue, donnant souvent l’impression de jouer à un film hollywoodien à grand spectacle. C’est malgré tout le mode multijoueur qui a eu droit au plus grand nombre d’améliorations. Infinity Ward a notamment créé un système de progression : plus les joueurs participent et mieux ils jouent, plus ils gagnent de points d’expérience ; points leur permettant de débloquer de nouvelles armes et de nouveaux équipements. Comme en son temps la santé régénérative de Call of Duty 2, ce système sera universellement adopté par tous les jeux de tir multijoueurs dans les mois et les années qui suivront.

Du côté d’EA Los Angeles aussi, on tente de faire bouger les lignes. Medal of Honor : Airborne, sorti quelques semaines plus tôt sur PC, se montre plus ouvert que les précédents, plus immersif, plus intéressant. Mais il se déroule durant la Seconde Guerre mondiale et aussi bien la franchise que l’époque semblent passées de mode. Le jeu ne marque pas le public, pas plus que le Medal of Honor : Vanguard, sorti un peu plus tôt au printemps sur consoles. Totalement distancé, Electronic Arts décide même de laisser momentanément tomber Medal of Honor et met EA LA au travail sur Tiberium, un FPS inspiré d’une autre de ses grosses franchises, Command & Conquer. Annoncé en décembre 2007, le jeu est cependant annulé moins d’un an plus tard, en octobre 2008, quand Electronic Arts entreprend de remettre EA LA sur sa série phare. Il faudra tout de même attendre encore plusieurs années le nouveau Medal of Honor.

43 minutes d’extraits (plus ou moins avancés) et de scènes cinématiques de Tiberium, qui permettent de constater que c’était quand même tout à fait Medal of Honor avec des lasers. Vidéo : Electronic Arts.

Si, en surface, tout semble bien se passer entre Activision et Infinity Ward, la réalité est tout autre. Le studio n’a pas digéré que l’éditeur nomme « Call of Duty 4 » ce qui est son troisième titre ; les développeurs ont du coup inclus quelques pieds de nez dans la version finale du jeu. Dans la version Windows, le programme se nomme IW3SP.exe (pour « Infinity Ward Third Single-Player », autrement dit la troisième campagne solo d’Infinity Ward), tandis que le générique de fin contient un rap qui scande « this is the third installment, Infinity Ward shit ». Et ce n’est encore que le début de la petite guéguerre qui va opposer d’un côté Infinity Ward et de l’autre Activision et Treyarch.

Le 2 décembre 2007, Activision annonce son intention de fusionner avec son concurrent Vivendi Games (qui possède à l’époque notamment Sierra et Blizzard, deux éditeurs de bonne taille). Le résultat est une entité nommée Activision-Blizzard, toujours présidée par Robert Kotick, détenue majoritairement par l’entreprise française Vivendi. Les deux principales filiales d’Activision-Blizzard, indépendantes l’une de l’autre, sont (logiquement) Activision et Blizzard, qui gardent une certaine autonomie. Toutes les autres marques appartenant auparavant à Vivendi Games et Sierra tombent dans l’escarcelle d’Activision, qui opère un joyeux massacre : la plupart des franchises Sierra sont revendues, annulées ou simplement abandonnées. Maintenant qu’Activision a goûté au succès, l’éditeur ne veut plus que du best-seller qui rapporte. Il réoriente toute sa stratégie dans ce sens. La fusion est finalisée avec succès le 9 juillet 2008. Elle fait d’Activision-Blizzard le plus gros éditeur de jeux vidéo au monde, bien loin devant son concurrent de toujours, Electronic Arts.

Entre-temps, des négociations intenses ont eu lieu entre Infinity Ward et Activision. Grâce à son énorme succès depuis des années, la franchise Call of Duty est en effet devenue un atout important pour la valorisation d’Activision, ce qui entre en jeu dans les négociations avec Vivendi pour les conditions de la fusion. Or, Infinity Ward est reconnu comme un élément essentiel de la franchise. Grant Collier, l’ancien président du studio, étant désormais employé directement par Activision, ce sont les deux autres cofondateurs du studio, Jason West et Vince Zampella, qui en partagent la direction. West et Zampella sont de la même génération. En 2007, cela fait déjà dix ans qu’ils travaillent ensemble. Après des débuts sur des petits jeux au Texas, West a intégré 2015 Inc et convaincu Zampella de l’y rejoindre. Ce sont eux qui ont mené la fronde à 2015 Inc et eux qui se trouvent réellement derrière la création d’Infinity Ward. Ennuyés par les productions Treyarch, qu’ils jugent inférieures aux leurs, West et Zampella vont profiter de l’occasion pour tenter de tirer le plus possible d’Activision. Leur principale revendication : qu’Infinity Ward devienne, à partir de 2009, le seul développeur de Call of Duty.

Call of Duty : Devil’s Brigade. Image : Activision.

Mais Activision a désormais besoin d’un Call of Duty chaque année. L’éditeur ne peut donc céder à une telle demande et l’accord ne sera pas signé. La pression d’Infinity Ward fait tout de même des victimes. En mars 2008, Activision annule deux nouveaux projets dérivés de la série. Le premier est Call of Duty : Devil’s Brigade, un jeu de tir (en vue à la troisième personne) alors en production dans un studio nommé Underground Development. Le jeu, qui se déroulait en Italie durant la Seconde Guerre mondiale, devait lancer une nouvelle série dans la franchise et permettre à Activision de sortir jusqu’à deux Call of Duty par an. Mais entre les prétentions d’Infinity Ward et le succès de l’époque moderne de Call of Duty 4, Devil’s Brigade n’avait plus aucune chance. Une fois le jeu abandonné, Underground Development vivote encore pendant près de deux ans avant de fermer définitivement ses portes en février 2010.

Prototype d’un jeu Call of Duty par Vicarious Visions. Vidéo : Activision.

L’autre titre annulé, dont le développement avait à peine débuté, était un Call of Duty plus tactique et sans titre. Il devait proposer une vue plus globale du champ de bataille et la possibilité de donner des ordres à ses soldats. En développement chez Vicarious Visions, une autre filiale d’Activision, le jeu ne passera pas l’hiver.

Ce n’est pas le seul succès récolté par la paire West et Zampella, qui profite toujours de la fusion en cours pour faire valoir ses intérêts et ceux d’Infinity Ward. Le 7 juillet 2008, deux jours avant la fin réussie de la fusion entre Activision et Vivendi Games, Infinity Ward annonce publiquement (et sans passer par le service de communication d’Activision…) avoir renégocié son contrat avec l’éditeur.

Principale victoire : Infinity Ward a obtenu le droit de travailler sur une nouvelle franchise dont il aura le contrôle total. Auparavant, Infinity Ward doit sortir un Modern Warfare 2 pour le 15 novembre 2009.

Deuxième victoire : si Infinity Ward n’a pas remporté le contrôle absolu de Call of Duty, West et Zampella ont en revanche celui de Modern Warfare et de ses suites. En pratique, aucun jeu estampillé Modern Warfare ne peut sortir s’il n’a pas été approuvé par la paire dirigeante d’Infinity Ward. Dans ce contrat signé en mars 2008, le studio obtient également le contrôle (crucial) de tous les Call of Duty se déroulant après la guerre du Vietnam.

Troisième victoire : si Activision baisse un peu les bonus financiers d’Infinity Ward sur tous les jeux utilisant la marque Call of Duty (le précédent plan était particulièrement généreux), l’éditeur les augmente en revanche pour tous ceux utilisant les technologies développées par Infinity Ward. La manœuvre arrange le studio, puisque Treyarch utilise son moteur (y compris pour des titres hors Call of Duty). Enfin, des bonus supplémentaires sont promis une fois Modern Warfare 2 terminé. Seule contrainte pour Infinity Ward, outre la production d’un Modern Warfare 2 : Jason West et Vince Zampella doivent rester à la tête du studio. Dans le cas où ils devraient tous les deux quitter Infinity Ward, le contrat signé en mars 2008 serait annulé. Activision, qui avait visiblement besoin de cette entente pour assurer sa fusion avec Vivendi Games dans de bonnes conditions, est même contraint d’offrir 10 millions de dollars à Jason West comme à Vince Zampella. Chacun pense avoir fait une bonne affaire : Activision conserve sa poule aux œufs d’or, Infinity Ward consolide sa situation, Jason West et Vince Zampella s’enrichissent et assurent leur place. L’euphorie ne va pas durer longtemps.

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