Épisode 6

Du triomphe à la rupture

La jaquette de Call of Duty : World at War. Image : Activision.

Le 11 novembre 2008, Activision publie le cinquième épisode principal de sa série, le premier à abandonner toute forme de numérotation dans son titre. Il est intitulé Call of Duty : World at War, et développé par Treyarch pour consoles (Wii, Xbox 360, PlayStation 3) et PC. Le jeu marque un net retour en arrière par rapport à Call of Duty 4 : Modern Warfare, dont il reprend pourtant la technologie.

Alors que Modern Warfare se déroulait de nos jours, World at War retourne à l’époque de la Seconde Guerre mondiale. Bien que Treyarch ait fait l’effort de changer de front et de situer l’action lors des batailles sur les îles du Pacifique (une stratégie déjà tentée par EA Los Angeles dans certaines versions de Medal of Honor, sans succès), le jeu semble stagner, comme Call of Duty 3 avant lui. La comparaison avec les jeux d’Infinity Ward, qui tentent de toujours faire évoluer la série, est frappante.

World at War présente tout de même quelques nouveautés : d’abord des modes multijoueurs coopératifs, dont l’un, où le joueur doit éliminer des vagues successives de zombies, s’inspire des modes « Horde » qui fleurissent à l’époque dans tous les titres du genre. C’est surtout commercialement que World at War innove, en étant le premier Call of Duty à proposer une réelle stratégie commerciale autour des DLC (pour downloadable Content, contenu téléchargeable), ces packs de cartes multijoueurs en téléchargement payant. Modern Warfare avait déjà proposé (avec grand succès : plus d’un million de ventes en première semaine) un DLC en juin 2008, mais avec World at War, Activision passe au niveau supérieur.

En effet, entre mars et juillet 2009, Activision et Treyarch sortent trois DLC pour World at War, facturés 10 euros pièce sur consoles et gratuits sur PC. Chacun se vend à environ 2 millions d’exemplaires sur consoles, ce qui en fait trois immenses et très rentables succès. En conséquence, cette manie du DLC payant se retrouvera dans tous les épisodes suivants. Au final, Call of Duty : World at War s’est vendu à environ 11 millions d’exemplaires dans le monde, soit une nette baisse par rapport à Modern Warfare un an plus tôt (13 millions). Évidemment, cela fait les affaires d’Infinity Ward.

D’autant que, pour changer, le studio de Jason West et Vince Zampella n’est une fois de plus pas ravi de l’utilisation de Call of Duty faite par Treyarch et Activision. Le contentieux principal tourne autour de Noah Heller, qui occupe le poste de producteur de World at War chez Activision, délégué auprès de Treyarch pour superviser l’avancement du projet. Habitué des petites déclarations mesquines en interview — il avait par exemple estimé que Gearbox Software, un studio texan développant le concurrent Brothers in Arms pour le compte de l’éditeur français Ubisoft, ne faisait qu’un « crappy war game », un « jeu de guerre merdique » –, Heller a osé, juste avant la sortie de World at War, comparer ce dernier à Modern Warfare et critiquer un peu le jeu d’Infinity Ward. Le studio, via son porte-parole Robert Bowling, ne s’est alors pas fait prier pour descendre publiquement Noah Heller… ou plutôt « Senior Super Douche Noah Heller » (« Noah Heller, super abruti senior »), comme ils l’appelaient en interne. Infinity Ward en a profité pour exprimer, là encore publiquement et sans passer par les canaux officiels de communication d’Activision, son dédain devant l’arrivée des nazis zombies. Malgré des relations de plus en plus tendues avec Activision, Infinity Ward ne se contente pas de critiquer et de lancer des insultes de cour de récréation : les développeurs travaillent de leur côté dur sur Modern Warfare 2.

Comme pendant la production du précédent titre, Infinity Ward, n’ayant aucune confiance dans le management d’Activision, s’active dans le plus grand secret. Quand sort la première bande-annonce de Modern Warfare 2 en mai 2009, l’éditeur découvre en même temps que tout le monde qu’il ne contient pas la moindre mention de la marque Call of Duty. Le jeu se nomme simplement Modern Warfare 2.

La première bande-annonce de Modern Warfare 2. Aucune mention d’Activision ou de Call of Duty. Vidéo : Infinity Ward/Activision.

Chez Activision, la nouvelle, qui sonne comme une déclaration d’indépendance, passe mal. Dans sa communication officielle, l’éditeur insiste et appelle systématiquement le jeu Call of Duty : Modern Warfare 2, tandis qu’Infinity Ward veut à tout prix abandonner les liens avec la série d’origine. Au final, c’est Activision qui a le dernier mot : le jeu reprend donc son Call of Duty en préfixe.

Les bandes-annonces de Modern Warfare 2 sont également au centre d’une autre embrouille : fin 2010, Activision révèle des échanges d’e-mails entre Jason West, Vince Zampella et d’autres employés d’Infinity Ward. Il en ressort qu’ils avaient l’intention de sortir leurs bandes-annonces en même temps que les DLC de World at War, afin de faire de l’ombre au jeu de Treyarch. Au printemps 2009, à peine un an après la signature du nouveau contrat entre Infinity Ward et Activision, les relations entre le développeur et l’éditeur sont déjà orageuses.

Infinity Ward respecte cependant son contrat : Call of Duty : Modern Warfare 2 sort dans les délais prévus, soit le 10 novembre 2009. Une nouvelle fois, c’est un immense succès critique et commercial, malgré une polémique : Infinity Ward a en effet décidé de choquer volontairement en intégrant une scène où le joueur peut choisir d’abattre des dizaines de civils dans un aéroport.

La jaquette de Call of Duty : Modern Warfare 2, qui a finalement récupéré un (petit) logo Call of Duty et le logo d’Activision. Image : Activision.

Contrairement aux précédents titres du studio, Modern Warfare 2 ne contient pas de grosses nouveautés, mais se contente d’améliorer la version d’origine. Le solo est de plus en plus cinématographique, tandis que le mode multijoueur gagne en épaisseur. Qu’importe le contenu pour Activision : le jeu explose totalement les précédents records de la série. Les ventes totales de Modern Warfare 2 sont estimées à plus de 25 millions d’exemplaires, écrasant à peu près tout sur son passage cette année-là. Le chiffre d’affaires des premières semaines est estimé à plus d’un milliard de dollars par Activision et Infinity Ward a déjà prévu deux DLC pour fin mars et début juin 2010. L’échec n’était d’ailleurs pas une option : avec un budget de développement de 40 à 50 millions de dollars et un budget promotionnel de 150 millions de dollars, Modern Warfare 2 est l’épisode le plus cher de la série.

Ayant rempli leur part du contrat, Jason West et Vince Zampella se tournent vers Activision afin que celui-ci remplisse de son côté ses obligations : permettre à Infinity Ward de développer une nouvelle licence sur laquelle le studio aurait tout contrôle. Infinity Ward y réfléchit depuis déjà un moment et veut se lancer dans un FPS futuriste. Activision n’en a cure : devant le succès de Modern Warfare 2, l’éditeur veut une suite qui se vendra au moins aussi bien, et il la veut pour novembre 2011.

Parallèlement, malgré les succès continus d’Infinity Ward depuis 2003 et l’incroyable rentabilité de ses jeux, bien que ce soient ces mêmes succès qui ont aidé à propulser Activision au sommet, l’éditeur semble vouloir tout faire pour contourner le studio.

Le 17 novembre 2009, une semaine après la sortie de Modern Warfare 2, Activision officialise l’ouverture d’une nouvelle filiale, toujours en Californie et ouverte réellement depuis juillet : le studio Sledgehammer Games. Celui-ci, comme Infinity Ward ou Spark Unlimited, est formé par d’anciens employés d’Electronic Arts une nouvelle fois débauchés par Activision. En l’occurrence, les fondateurs sont Glen Schofield et Michael Condrey, respectivement anciens vice-président et chief operating officer de Visceral Games, la filiale d’EA qui venait de sortir le jeu horrifique Dead Space.

Activision ayant tiré les leçons de son coûteux affrontement judiciaire avec Electronic Arts à propos des employés de Spark Unlimited, l’éditeur décide cette fois de ne pas embaucher toute une équipe d’un coup. Le nouveau studio se monte donc dans un premier temps sans projet fixe et sans effectifs. Dans les semaines et les mois qui suivent, en revanche, Sledgehammer Games débauche petit à petit 40 employés chez Visceral Games, sans qu’EA puisse y faire grand-chose. Le studio finit également par dévoiler vaguement son premier jeu : un jeu de tir en vue externe. Le nom « Space Warfare » circule un temps. C’est un projet qui ressemble au titre envisagé par Infinity Ward pour tourner la page de la franchise Call of Duty. Autrement dit, alors que ce dernier se voit refuser la nouvelle franchise promise, Activision confie un projet similaire et carte blanche à un studio concurrent tout juste créé.

Le problème, c’est que les termes du contrat de 2008 sont très clairs : seul Infinity Ward peut développer (ou faire développer après validation) des jeux sous la marque Modern Warfare. Cependant, rappelons-nous que le même contrat prévoit une obligation : que Jason West et Vince Zampella restent à la tête du studio, sinon l’accord est caduc. La guerre peut commencer.

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