Interview sans tabous avec Pr. Bouchoucha

« C’est vers 17h que nous nous sommes dirigés vers le service de réanimation médicale du CHU Farhat Hached, là où nous avons rendez-vous avec Professeur Bouchoucha, chef du service (jusqu’à août 2014). Il nous a accueilli chaleureusement dans son bureau et nous a promis qu’il parlera de tout, même des sujets les plus pointilleux et les plus personnels. Une interview sans tabous. »

Ahmed Mestiri
Le Journal

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Propos recueillis par : Marwa Masmoudi.

Marwa (M) : Tout d’abord nous vous remercions d’avoir accepté de faire cette interview. Pour commencer, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

PR.Bouchoucha (PR.B) : C’est une synthèse qui va être difficile ! En plus de ce que vous savez déjà, Que voulez-vous savoir de plus ?

M : Pouvez-vous nous éclairer sur votre parcours et votre carrière médicale ? Comment aviez-vous atterri ici en tant que chef de service de la réanimation médicale du CHU Farhat Hached ?

PR.B : Oui, ‘‘atterri’’ le mot est bien choisi. J’ai étudié à Tunis durant les trois premières années de médecine puis j’ai continué à Paris où j’ai reçu mon diplôme. J’ai ensuite exercé les fonctions d’assistant pendant 7 ou 8 ans dans un service de réanimation parisien. En 1981, je suis revenu en Tunisie et j’ai commencé ma ‘‘vraie’’ carrière à Monastir où j’ai créé le premier service de réanimation médicale de la région. En 1989, cette carrière hospitalière a été brièvement interrompue puisque j’ai assuré jusqu’à 1991 les fonctions de directeur régional de la santé publique à Sousse. J’ai donc rapidement quitté ce poste pour reprendre l’exercice de ma vraie passion, en tant que chef de service des urgences à Sahloul, c’était dans l’attente de l’aménagement de ce service de Réanimation qui s’est finalement terminé en 1994.

M : Concernant votre vie estudiantine, quel genre d’étudiant étiez-vous ?

PR.B : J’ai eu deux phases, en Tunisie j’étais le bosseur, je n’avais rien d’autre à faire. À Paris j’ai changé, les tentations étaient très fortes et je n’ai pas pu résister. Célibataire et libre, Je me suis immergé dans la vie parisienne pendant 8 à 10 ans avant de revenir en Tunisie.

M : Faire médecine, était-ce un choix personnel ? Était-ce par conviction ?

PR.B : Vous savez, dans les années 60–70 la médecine était l’une des trois professions de référence : avocat, ingénieur ou médecin. J’avais fait le choix comme tout le monde à l’époque, et c’était forcément un choix personnel.

M : Pour arriver à votre position, aviez-vous fait certains sacrifices?

PR.B : Pour être honnête, je n’ai pas le sentiment d’avoir fait des sacrifices sauf peut-être pendant les études. Ce n’est pas parce que je voulais les faire mais plutôt parce que les moyens étaient un peu limités. De toute façon, à la fin de mes études, je me suis rattrapé. C’est pour ça que je ne peux pas dire que j’ai fait des sacrifices. J’ai bien profité de la vie.

J’ai une forme de souffrance de ne pas pouvoir monter plus haut

M : En ce qui concerne votre travail ici au quotidien, quelles sont les difficultés que vous rencontrez en exerçant dans ce service ?

PR.B : Je ne peux pas dire que j’ai plus de difficultés que d’autres collègues. Mais ‘‘j’ai une forme de souffrance de ne pas pouvoir monter plus haut’’, surtout par rapport à la qualité des soins, la recherche…etc. Je pense qu’il y’a des possibilités mais qu’il y a aussi des handicaps qui ne sont pas forcément matériels mais humains. Je sais qu’on peut faire mieux, aussi bien vis-à-vis des malades que vis-à-vis des étudiants. Pourtant, j’ai du mal à entrainer avec moi d’autres collègues ou d’autres collaborateurs pour faire des efforts supplémentaires et atteindre une certaine qualité de travail, une excellence. Oui, on peut faire beaucoup mieux et c’est justement une frustration quotidienne.

M : Concernant certains malentendus avec des assistants dans votre service, pouvez-vous nous clarifier ce point ?

PR.B : Nous sommes dans un processus où les jeunes sont nommés dans des postes de manière un peu précipitée sans avoir la maturité nécessaire. Ce qu’il faut savoir c’est qu’il y a une hiérarchie dans le système médical, qu’on le veuille ou pas. Certains sont respectueux des ‘‘traditions’’, d’autres prennent leurs fantasmes pour des réalités et ça leur monte à la tête. Ceux-là veulent créer l’illusion que c’est juste une incompatibilité entre les personnes et c’est faux. Ce ne sont que les défaillances d’une personne qui sont à l’origine des décisions du ministère et moi, en tant que responsable, je suis obligé de réagir. Je ne peux pas vous citer toutes les raisons, elles sont confidentielles.

Crédit photo : Wassim Touir

M : Que pensez-vous de votre relation avec les internes, les résidents et le personnel médical ?

PR.B : C’est peut-être à eux qu’il faut poser la question.
J’ai la réputation d’être un tyran ou un dictateur et je revendique ces particularités, parce que je pense que cette autorité mal perçue, est malheureusement nécessaire. Je ne supporte pas qu’on ne fasse pas tout ce qu’il faut pour être au top niveau vis-à-vis des malades. On est dans un cadre où il nous faut l’excellence parce que les malades nous confient ce qu’ils ont de plus cher : leur santé et leurs vies. Théoriquement, on n’a pas droit à l’erreur. Pour les étudiants c’est un peu différent, je les considère comme les victimes de ce système. Ils sont en quelque sorte des acteurs à qui on impose un script. On leur impose certains modèles de formation qu’ils sont obligés d’accepter pour pouvoir réussir aux examens. Et ces modèles-là, sont une vraie catastrophe pédagogique.

M : Justement en parlant de ces modèles, comment trouvez-vous le système d’études actuel ?

PR.B : Il faut recommencer à zéro avec un nouveau système qui a des orientations très précises. Dans ce système-là, l’acteur principal, qu’est l’enseignant, doit changer complètement de profil.

À la faculté actuellement, les professeurs sont des répétiteurs de cours magistraux. Au niveau des stages, la majorité ne remplit pas sa mission de cadre formateur. Il faudrait que ces enseignants aient une orientation différente vis-à-vis des étudiants. Ils doivent adopter principalement un rôle d’incitateurs et d’animateurs afin de faire parvenir aux étudiants un concept essentiel dans la médecine qu’est l’auto-apprentissage.

Je crois que le fait de donner des polycopiés d’une tonne et demie et obliger un étudiant à les apprendre est complètement débile, ça n’a pas de sens. Il est vrai aussi que ce n’est pas si simple l’auto-apprentissage, ça demande une habituation, et c’est pour ça qu’on doit être présent et offrir l’accompagnement nécessaire. Cependant « guider » les étudiants n’est pas facile, il faut tout d’abord leur donner les références, les sites, les documents et les ouvrages pour qu’ils cherchent et ensuite discuter de ce qui est important et ce qui ne l’est pas, c’est un travail lourd.

S’il n’y a pas d’enseignement théorique interactif et d’échanges aujourd’hui c’est parce qu’il n’y a pas d’auto-apprentissage. Il est impératif que ce concept devienne une règle dans notre faculté et serve à instaurer une relation de partenariat et de tutorat avec une interactivité entre l’étudiant et son enseignant.

À côté de cette interactivité, il faudrait que l’externe ait des obligations dans les stages avec un cahier de charge clairement établi pour l’encadrement et l’évaluation, mais aussi, et surtout, des personnes spécifiques pour veiller à la formation des étudiants. Ce qui est primordial au bout, c’est que nos futurs médecins s’accommodent à la reconnaissance séméiologique et le raisonnement médical. Ce sont deux composantes qui sont totalement absentes dans le système actuel. Ça doit changer.

Pour l’instant, le résultat qu’on retrouve c’est des étudiants en cinquième année et en internat qui ne savent ni faire une observation ni un examen clinique correcte. Qu’est-ce qu’ils ont fait pendant les 3 ou 4 ans de stages ? Pratiquement rien, ils ont perdu leur temps. Le drame, c’est que ces jeunes n’ont aucune réaction malgré le fait que c’est leur avenir qui est en jeu. Ils sont des victimes consentantes car tout ce qui les a toujours intéressés c’est de réussir en fin d’année. Si vous demandez une évaluation de la faculté et des enseignants, ce sont les étudiants qui pourront vous la donner mieux que quiconque. Mais on ne veut pas les interroger parce qu’on a peur de leur réponse.

il faut complètement abolir les cours magistraux

Il est nécessaire de se rendre compte que l’essentiel de la formation se passe dans le service, qu’il faut complètement abolir les cours magistraux et arrêter ce système d’assistance totale. On a ruminé pendant des années autour de séminaires et conférences, mais il faut passer à l’action, c’est là la vraie réforme. Vous savez pourquoi ça ne change pas ? Parce que le vrai changement doit se passer dans l’esprit des enseignants, l’époque de la dictée-récitation est révolue !

Mais il y’a une masse inerte de professeurs qui ne veut pas bouger. Ils sont démotivés par l’effort supplémentaire qui doit être fournit. C’est la triste vérité.

Vous trouvez peut-être que c’est un peu exagéré ce que je dis, voire caricatural mais c’est juste pour vous faire parvenir ma vision des choses. Nous sommes dans un drame pédagogique, et je pèse mes mots.

Nous sommes dans un drame pédagogique, et je pèse mes mots.

M : Comment voyez-vous alors l’avenir de la médecine en Tunisie ?

PR.B : Vous savez, nous sommes dans un processus négatif, parce que nous ne visons pas la qualité. Par exemple quand vous regardez un peu les modalités de nominations, de concours des agrégés et des assistants, c’est du remplissage de postes. Chaque poste ouvert doit être rempli quitte à mettre n’importe qui. Le résultat est déplorable.

Je vous ai déjà dit que le moteur du changement ce sont les enseignants, alors il faut justement envisager une évaluation différente selon de nouveaux critères et abandonner ceux basés sur le paquet de communication et la valise de publications qui ne servent à rien… Elles sont pour la plupart plagiées à moitié copiées ajoutées.

On doit plutôt évaluer les compétences pédagogiques et le niveau scientifique que les publications ne reflètent pas toujours. Si tout cela est revu pour que l’excellence soit assurée, le reste suivra. Mais si on ne change pas cet élément de notre dispositif sanitaire on restera tel qu’on est.

les résidents qui restent ici n’ont pas le même niveau que ceux qui ont été formé ailleurs.

Les gens ont beaucoup d’illusions du type « Ah mais la médecine tunisienne est une médecine de qualité ! ». Attention, c’est un gros mensonge. Oui il y’a de la qualité, mais elle n’a pas été assurée en Tunisie, elle vient de l’étranger. Il faut que les choses soient très clairement dites là-dessus. Mais tout le monde n’a pas la chance de partir ailleurs. La majorité étant formée ici, elle va être de niveau nettement insuffisant, je constate ça quotidiennement. Je suis dans un service ou affluent toutes les pathologies aigues et graves et je vois la somme d’erreurs, c’est phénoménal ! Il faut se rendre à l’évidence que les résidents qui restent ici n’ont pas le même niveau que ceux qui ont été formé ailleurs. De plus, cette porte assurant le minimum de qualité est malheureusement en train de se refermer… C’est criminel.

Un autre moyen pour que les choses changent, et ça devrait arriver bientôt, est la prise de conscience du citoyen de son droit à la qualité. Les plaintes croissent de manière exponentielle. Et un jour, on devra répondre à la demande.

Crédit photo : Wassim Touir

M : Justement après la dite révolution, les choses n’ont-elles pas changé ?

PR.B : Ecoutez, il n’y en a pas eu une. Il y’a eu une possibilité de révolution qu’on est en train de gâcher par des gens de tous partis confondus. Je ne fais pas de politique mais étant citoyen tunisien je crois que le gros problème ce sont les partis politiques. Imaginez une seconde qu’il n’y en ait pas.

Un parti politique, c’est quoi ? C’est un cadre dans lequel vous vous engagez les mains menottées. Vous êtes enfermés dans une idéologie où il y’a un seul chef qui fait ceci et cela, vous perdez votre liberté. Vous perdez un peu cette faculté d’innovation, de recherche…etc. Vous passez votre temps à essayer de prendre le pouvoir et d’y rester. Et pour le faire, il y’a une démarche simple et ce n’est pas forcément l’intérêt du pays : Il suffit d’avoir une langue de bois !

Certes, il y’a eu une porte ouverte à la révolution mais malheureusement cette porte n’a pas été exploitée, bien au contraire, on a même des effets négatifs.

Certains citoyens disent qu’on était mieux sous l’ancien régime et c’est objectivement vrai ! Qu’est-ce que c’est que cette prétendue révolution qui fait couler le pays ?! On l’attend cette révolution, elle est là. Il pointa sa tête du doigt. Une révolution n’a pas d’autres objectifs que d’assurer l’intérêt général et de promouvoir notre pays, au sens large du terme. Mais à partir du moment où il y’a des partis politiques, il y’a forcément des calculs.

M : Revenons un peu à vos débuts et votre carrière, qu’en garderez-vous après la retraite ?

PR.B : J’ai l’avantage d’une expérience pédagogique que je veux transmettre. Et ce sont ceux qui ont un certain recul, une certaine expérience qui sont les plus utiles. Alors j’essaye là, péniblement, de donner des soins de qualité et d’ajouter un plus à des étudiants qui n’ont rien ailleurs. Je n’ai pas de regrets sur ma carrière, je pense que j’ai apporté ce que j’ai pu, mais j’ai juste la frustration de ne pas pouvoir faire bouger suffisamment le système, d’être dans un système où la qualité n’est pas au rendez-vous. Et ça malheureusement, je n’y peux rien, ça ne dépend pas que de moi.

Y’en a qui disent « tyran », y’en a qui disent « despote », qu’ils parlent. En tout cas je n’ai rien pris pour moi, une petite voiture, une vie tranquille, et je paye encore la prime sur mon appartement et ça on ne peut pas me le reprocher.

Je suis de Bizerte et j’ai voulu rendre service à mon pays alors j’ai commencé à Monastir, dans un petit hôpital régional, là où il n’y avait encore personne.

A Monastir comme à Mahdia, ils ont été tous un peu mes élèves. Aujourd’hui, la réanimation médicale existe bel et bien dans le centre et j’espère y avoir été pour quelque chose. Aussi, je me suis battu très fort pour que la médecine d’urgence soit une spécialité autonome, il a fallu résister à toutes les pressions venant de ceux que j’appelle ‘‘les charognards’’ qui ont mis la main sur cette discipline sans la développer. Donc même si je pars à la retraite j’ai la satisfaction d’avoir rapporté quelque chose au pays aussi bien en réanimation qu’en médecine d’urgence.

Ne comptez pas sur les enseignants, مضمضو.”

M : un dernier mot pour la fin, des conseils pour les jeunes et futurs médecins ?

PR.B : Prenez vos responsabilités en main, parce que personne n’est en train de se soucier véritablement de votre avenir. Assumez-vous vous-mêmes et ne comptez-sur personne. La qualité de votre formation est la meilleure garantie.

En Tunisie, s’il y’a eu ‘‘une petite révolution’’ c’est grâce aux jeunes qui l’ont faite, alors c’’est vous qui allez faire bouger les lignes ! Ne comptez pas sur les enseignants, ‘‘ مضمضو’’. Je crois que le message est clair.

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Ahmed Mestiri
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Medical student & occasional blog writer. I write about anything and nothing. I scribble in 3 languages, developing skills to write in another three.