Les Mystères du Grand Paris — 2.13

Saison 2 — Episode 13/15

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Sympathy for the devil

Résumé de l’épisode précédent: Un spectre hante le Val d’Oise. C’est le spectre d’un monstre aquatique. Pressée par la Société du Grand Paris de trouver une solution à cette rumeur, désastreuse pour la bonne marche des chantiers métropolitains, Fabrice doit trouver une solution. Président de l’agence de comm’ Sturv’Stay il invente une grande fête cathartique où la “bête” devient costume de carnaval, plutôt que menace rampante. Mais d’une fête, l’autre, celle-ci se fraye désormais un chemin, plus confus encore, dans les méandres de notre imagination.

→ Episode précédent : Carnaval d’Oise

Les ennuis commencent alors que rien n’a été fait jusqu’à présent. Le terrain est plus boueux qu’on ne le pensait, et le temps moins clément que prévu. Puis Theuville n’est pas si abandonné que ça ; quelques gus crèchent encore dans les parages. On pensait avoir trouvé LE coin parfait du Vexin mais puisqu’on y trouve encore quelques humains, dans cette ville-fantôme, la discrétion du convoi de voitures (on attend tout de même plus de 500 personnes) sera comme sabotée. Et les gendarmes viendront rôder, irrémédiablement — il nous arrive de les attendre, certes, mais jamais avant le petit matin.

Sur le papier, le spot était parfait : une large clairière entre deux grands bosquets, entourés de champs de colza. À une vingtaine de kilomètres de Cergy, on a déjà un bon petit pied dans la campagne. Pas trop loin, pas trop près. « Parfait » je vous dis. Le chemin de terre pour y accéder est praticable (point très important car on n’a pas tous des Range Rover) mais suffisamment discret pour le louper si on n’y fait pas attention. Le ciel y est dégagé, la nuit peut y être fraîche sans être froide, et l’humidité correcte. Tout le matos devrait fonctionner à merveille.

On gare les camions et on se met à décharger. On sort en premier les caissons de basses, quatre B36 (700 watt chacun), deux MHB (900 watt). On passe aux « têtes » de sons ensuite, deux JBL (500 watt), deux electro-voices (250 watt). Un intermédiaire pour réguler tout ça (MN238, 1000 watt) et on est prêts. On installe les deux générateurs loué pour l’occasion, les jeux de lumières, phasers, lasers ambiants et autre. Se trouve donc devant nous un bon petit mur de son de 8 kw, valant quelques milliers d’euros. Pour ceux qui veulent se reposer, proder et discuter, un barnum et quelques tonnelles.

Et enfin, l’élément central de la soirée : les platines. Sous ces airs de vulgaire animateur de soirée, le DJ — le bon DJ s’entend — maitrise l’art subtil du mix et des espaces. Il est le coeur même de la teuf. Marionnettiste, il décide de la direction, de l’ambiance, de ce vers quoi la fête ira. Il doit pouvoir faire sauter d’allégresse le plus austère des hommes, rendre l’ascétique complètement ivre, et le timide entreprenant. C’est le maître de cérémonie de cet office païen. Il a pour cela deux armes à sa disposition : la basse et le BPM.

La basse va contrôler les mouvements du bassin, la manière dont vous allez bouger, les gestes, bref, ce que l’on voit de l’extérieur. Mais comme toujours, le plus intéressant se passe à l’intérieur et c’est là qu’intervient le BPM. C’est le nombre de battements par minute qui détermine la vitesse à laquelle vous dansez. La légende dit qu’à 128 BPM, le rythme cardiaque et le rythme de la musique sont en parfaite harmonie et qu’à ce moment-là, en théorie, le DJ contrôle votre circulation sanguine.

Quelques histoires alimentent cette théorie : des gars sous ecsta auraient vu leur coeur lâcher prise à cause d’un BPM trop élevé. Légende urbaine ou non, cette histoire est pour les uns une anecdote bien frissonnante, et pour les autres une justification en or des campagnes de prévention.

Il est minuit à présent, et la fête peut commencer.

Tout est installé, et les premiers puristes commencent à arriver, attirés comme des papillons par les lasers et le son. En teuf, la norme rythmique se situe entre 150 et 200 BPM. Ce qui, pour les oreilles vierges et pures, peut être assimilé au bruit un chouïa ralenti d’un bug d’ordinateur. Le son de teuf, qu’il s’agisse de hardcore, tribecore, psytrance, hardteck ou frenchcore (fierté de la nation) est le terrain expérimental de la scène musicale moderne, au même titre que Stravinsky à l’époque de son célèbre et scandaleux Sacre du Printemps (au diable la mélodie, vive le rythme !) Réduire cette joyeuse troupe de saltimbanques à de simple dégénérés, défoncés jusqu’à la moelle, reviendrait à considérer pareil les hippies. Or, papa et maman, et même grand-papa et grand-maman, nous ont abreuvé à outrance de cette musique « de sauvage ».

On ne fait que reprendre le flambeau ici, au final. Peut-être même qu’un jour on s’institutionnalisera, comme nos aïeux. Peut-être que la ville et la civilisation nous engloberont. Nous quitterons les champs et les forêts pour des salles obscures et étouffantes. J’aimerais mieux pas. Et profiter encore de ce que la marginalité peut nous offrir.

Cela fait une heure maintenant que la machine est lancée, et Phil, qui accueille les voitures et les dirige, en a déjà décompté une cinquantaine. Tout semble en ordre mis à part ce gars en bomber, treillis militaire, qui distribue des tracts. Ça dit « Pour l’indépendance du Vexin ». Succès douteux : ils finissent tous en paille, pour sniffer.

Le son est lancé, on peut y aller.

Malo nous a concocté une véritable petite pharmacie ambulante dans le camion : cocaïne pour ceux qui souhaitent rester un minimum lucide, MDMA, ecstasy, pour ceux qui souhaitent vraiment se lâcher, et LSD ou mescaline pour ceux qui souhaitent faire un petit tour dans l’autre monde. En ce qui me concerne, la coke me donne des crottes de nez bizarres et je déteste cette sensation de morve continue coincée dans la narine. Je ne prends plus de MD car je n’ai pas supporté les redescentes. Et plus d’une fois le syndrome sérotoninergique m’a guetté, m’a fait flipper. Je m’en tiens aux psychédéliques, un buvard de LSD sous la langue, un pétard de beuh planté au bec et toujours une bonne bière du Vexin plantée dans la main gauche. Je tiens toute la nuit, je n’ai aucune redescente, aucun lendemain difficile, le pied quoi.

Et justement, ce soir, je veux prendre une bonne perche. Aïda me vend un buvard pour dix euros, le plus fort qu’elle a, celui avec la tête de Bob l’éponge incrusté dessus. Je le mets sous la langue et laisse la nature faire le reste. Vingt minutes après, les couleurs sont plus vives, les ombres commencent à former de grandes figures pas encore identifiables. Ma tête se libère, s’allège et s’envole.

Le monde se dédouble, les arbres ondulent, ils dansent même. D’ailleurs, qu’est-ce que je fous encore là moi ? Je cours vers cette étrange masse obscure d’où me parvient le rythme enivrant. Enfin, je cours mais en chemin, mes sens m’indiquent que le son vient de derrière et je me retourne face au mur d’amplis.

J’aurais jurée qu’il était devant moi tout à l’heure, je ferme les yeux un instant, et lorsque je les rouvre, celui-ci a disparu. Mais pas le son, toujours là, entêtant, vrillant mes tympans : il est de nouveau derrière moi mais à une bonne quinzaine de mètres maintenant. Je m’effondre par terre, j’éclate de rire, je joue à cachecache avec un mur d’enceintes, je me découvre des amis : une espèce de bête étrange s’est approchée de moi, elle se roule par terre aussi, on dirait un fou rire.

Pendant quelques minutes on est à l’unisson, puis elle me fixe. Je devrais me sentir apeurée car le déguisement est si parfait, mais rien de tout ça. Pourtant, elle est assez dégueulasse : un genre de lézard à tentacules sur le dos qui se terminent toutes en bouche ricanante. Mais je sens qu’elle ne me veut pas de mal, elle est là pour faire la fête, comme tout le monde !

Elle se rue vers le son, glisse entre les teufeurs qui s’émerveillent de cette espèce de farfadet reptilien. Elle se met sur ses pattes arrières et je vous le jure : elle se trémousse ! Est-ce qu’elle se moque gentiment de nous, de nos mouvements du cul ?

Je tente un clin d’oeil.

L’indépendantiste vexinois, non ; lui est ahuri. Il jette un oeil à sa bière vexinoise, et la balance dans un fourré vexinois avant de détaler à travers champs. Je rejoins la bête et nous tapons du pied ensemble jusqu’à l’aube, nos bras-tentacules lancés vers le ciel, la voute, les branches et les étoiles. Jusqu’à l’aube donc, où elle va disparaître subitement.

Et vous savez quoi ? Meilleure partenaire de teuf que j’ai eue, sans problème !

Texte : Aniss Argoub & Arno Bertina (en lien le récit de leur travail d’écriture sur remue.net) / Dessins au feutre: Dorothée Richard/ Musique: PAVANE

EPISODE SUIVANT : LA FORME D’UN HOMME, HELAS, CHANGE PLUS VITE QUE LE COEUR D’UN MORTEL

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