Les Mystères du Grand Paris — 2.14

Saison 2 — Episode 14/15

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La forme d’un homme change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel

Résumé de l’épisode précédent : Née de l’esprit fertile des indépendantistes vexinois, la bête est là, omniprésente. Elle inquiète les investisseurs qui veulent construire le Grand Paris. Elle concentre les efforts des chasseurs du Val d’Oise qui organisent des battues. Elle invite à l’exorcisme dans le “bal de la bête”. Elle apparaît dans les hallucinations des raveurs, abreuvés de pilules du bonheur. Et n’est-ce pas elle aussi qui avait dévoré ce SDF anonyme, dont le cadavre avait été retrouvé sur un chantier ?

→ Episode précédent : Sympathy for the devil

On pourrait croire qu’il regarde passer les gens, depuis le mur où on le découvre cadré — une affichette 21x29.7 –, réduit à quelques mots, une description rapide, et cette photo, donc, la seule que Thibaut ait trouvée et qui lui rappelle vraiment son frère avec ce regard qui n’était qu’à lui.

La dernière fois que cet employé de la ville de Pontoise a vu son frangin, il a eu du mal à le reconnaitre, tant la crasse s’était accumulée, sur sa peau, tant son corps n’était plus qu’une masse de lambeaux dont l’odeur et l’aspect agissaient comme des répulsifs, et personne ne s’approchait plus de lui.

— il n’y a rien à voir, circulez, circulez, s’il vous plaît.

Le « s’il vous plaît », c’est Thibaut qui l’a rajouté. Il y a longtemps que son frangin n’arrivait plus à prononcer une formule pareille. Comme s’il avait perdu ses facultés, en plus de quelques morceaux de son corps, au fil des dix dernières années.

Pourquoi il était parti ? On ne l’a jamais su, mais passant ce matin devant l’affichette, avec son charriot et son balais, Thibaut refuse de croire qu’on ne saura jamais.

Création Dorothée Richard pour Les Mystères du Grand Paris

Il était là, forcément, quelque part. Mais où ? Le dernier squat où son frère a pu crécher a été réquisitionné par la ville avant d’être détruit. A la place, s’élèvent maintenant des pavillons en construction. Mais à chaque fois que son frère avait dû renoncer à tel ou tel coin, Thibaut était toujours parvenu à retrouver la carcasse de son frère, cette loque humaine qui avait tout laissé derrière lui, clamant haut et fort que la vie de bureau n’était que cravate et cravache et qu’il préférait de loin la mort acide de la bibine et la vie à la dure sur le béton des rues. Il a circulé, parait-il.

Quand Thibaut finissait son service et qu’il allait se poser, auprès de son frangin qui ne sentait pas encore la mort, la charogne, il avait l’impression d’être de retour, des années en arrière, lors de ces campings sauvages au coin du feu, quand son frangin prenait la parole et que, telle une Shéhérazade armée d’un sabre de bois, il lui racontait des tas d’histoires, « et un jour qu’on n’avait pas cours, avec des potes on s’est barré, on a sauté par la fenêtre, eh ouais, et on est parti, loin, on est sorti de la ville, on a traversé la campagne, on est tombé dans l’eau, on s’est paumé dans une grotte, on a eu peur dans la cambrousse, on s’est piqué avec des orties, on a quitté la départementale 48 entre Herblay et Conflans, on a vu un camp de manouche, une campagne désolée derrière les champs, et on est rentré à la maison, mais tu es trop petit, tu t’en souviens pas. »

Et là, rebelote, des années plus tard : le même trip, un flot de paroles qui arrivait de moins en moins à dissimuler le mensonge terré au plus profond de leur cœur, comme un cancer, un parasite, un méchant petit alien qui explosait à force la crédibilité du frangin, mais absolument pas l’amour de Thibaut pour son frère, ni l’espoir qu’il conservait, de le voir revenir parmi les vivants normaux, un peu sains, un peu heureux.

— Tu vas t’en sortir, tu vas t’en sortir, avait-il juré à son frère quand ce dernier avait perdu sa main.

— Dis, est-ce que tu vas revenir maintenant ? Il était revenu, oui, mais il était reparti.

Et ça avait recommencé. Se lever tôt, aller au charbon, et croiser son frère à la fin de son service, une fois propres les rues de Pontoise — quand on a fini d’arroser, tout autour de la gare, les trottoirs à grands coups de jet d’eau. Le petit repas acheté à la boulangerie, apporté d’abord en main propre et puis lancé au final, pare que ça puait trop, ça sentait la bête, ça sentait le fauve, et personne ne venait caresser les babines de son frangin.

Son frangin traqué, chassé. Plus de place, sous le pont où circulaient les trains, on a mis des barrières et du sable inconfortable — dans les gares on met des bancs inclinables pour que personne ne puisse s’y allonger, et Thibaut avait entendu parler de sprays anti-clochards, des sprays comme pour se défendre des insectes, des nuisibles, des moustiques.

Mais son frère, honnêtement, il n’avait jamais montré les crocs. Il était gentil, oui, Thibaut le croyait. Il était juste pas bien, enfin il ne savait pas ce qu’il avait. Peut-être un pet de travers, peut-être aurait-il fallu fouiller l’enfance… Un événement qui ne serait pas passé et qui l’aurait poussé dans cette quête d’un délabrement toujours plus grand — alors que, tout autour de lui, dans ces rues qui étaient désormais son chez-lui, ça s’embellissait, ça s’agrandissait : des maisons poussent comme des champignons, on parle de refaire les trottoirs pour garder une cohérence.

Thibaut est pour, c’est tellement mieux de bosser dans ces conditions. Le charriot qu’on se trimballe, pour mettre les feuilles dedans à l’automne, par exemple, il tressautait avant, mais d’ici peu de temps il sera plus facile de le pousser, et Thibaut aura moins mal aux bras. Il y a donc des points positifs, et l’espérance encore : l’espérance de voir son frère avoir un sursaut de conscience. Un sursaut, un battement de paupière…

Partout ça s’améliore, ça se lisse, ça se rénove. Mais le clochard, lui, l’habitant des rues, il était de plus en plus sale, de plus en plus laid. Thibaut se mord les lèvres. Eh mais oui, eh mais peut-être que c’est ça : son frangin a compris et il est parti se mettre au vert, se retaper. Dans un de ces centres qui accueillent, et qui aident. Parait-il que, dans le coin, il y a de un très très bien ! C’est là qu’il se trouve, c’est là ! Il a compris, oui ! Il a saisi, il est guéri.

Et Thibaut se met à siffler, en imaginant son frère rentrer dans ce lieu ayant pour fonction de s’occuper des cas comme lui, et en ressortir plus tard aussi beau que sur cette photographie, celle choisie par Thibaut pour l’affichette.

Pendant le temps de cette rêverie, elle a continué de regarder passer les gens, se dit l’employé municipal, balayeur et frère inquiet. « Il est débrouillard, mon cher frère. » Il lui avait parlé d’un plan, la dernière fois. Enfin, c’est ce que Thibaut avait cru comprendre au galimatias de son ainé. Un plan pour avoir un abri, une personne qui serait prête à lui tendre la main, une histoire de rendez-vous. En même temps, vu la bibine que son frère siphonnait pendant qu’il parlait, et la distance à laquelle Thibaut était obligé de se trouver, si ça se trouve, il avait tout reçu de travers, ou c’est l’autre qui racontait n’importe quoi.

Mais qu’importe ! Son frère devait sûrement être là-bas, et Thibaut se jura qu’après son service, il irait le chercher. A son tour d’entrer dans cet espace, pas prévu pour lui mais on allait bien faire une exception. Les réunions de famille, le retour du fils prodigue, l’enfant tiré des crocs de la misère, c’était bien, non ? Cela se fête non ? Allez, en avant !

Ainsi donc, le tout dernier individu que l’affiche regarda passer, et partir loin de lui, ce fut Thibaut.

La seconde d’après, on lui recouvrait la face, avec un tract pour les prochains bâtiments qui s’élèveront en bordure de la ville, et il disparait une seconde fois, le frère SDF. Comme une tombe décorée sur sa face. Comme un cercueil qui se referme. Comme une terre qu’on sera obligé de gratter pour parvenir de nouveau jusqu’à lui. Et les lambeaux blancs du papier se déchireront, comme les griffes d’un monstre souffrant de malnutrition, et Thibaut les ramassera et les enverra à la benne.

Car son boulot, c’est ça : garder les rues propres. Eh oui, c’est bien cela.

Texte : Cécile Magueur & Arno Bertina (en lien le récit de leur travail d’écriture sur remue.net) / Dessins au feutre: Dorothée Richard/ Musique: PAVANE

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