Les Mystères du Grand Paris — 2.15

Saison 2 — Episode 15/15

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La boucle est bouclée

Résumé de l’épisode précédent : En partant au petit matin de la gare de Boissy-Saint-Léger, Pierre était loin d’imaginer qu’il allait découvrir un cadavre sur son chantier de Conflans-fin-d’Oise. Il était loin d’imaginer qu’il allait devoir le dissimuler, avec son collègue Alex. Loin d’imaginer encore que ce cadavre allait alimenter la rumeur d’un monstre rodant dans le Val d’Oise, rumeur utilisée par les indépendantistes de Vexin comme un repoussoir contre les volontés expansionnistes du Grand Paris. Loin d’imaginer, enfin, que ce cadavre était peut-être l’incarnation du véritable monstre que cache la Grande ville : l’indifférence et l’anonymat. Mais le tourbillon reprend, et Pierre se laisse porter d’un Paris à l’autre, d’un quartier à l’autre : les Paris sont ouverts.

→ Lire l’épisode précédent : “La Forme d’un homme change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel”

  1. Ma main vient vérifier, pour la dixième fois peut-être, que la pauvre petite pochette salie se trouve toujours dans la poche arrière de mon jean. Elle n’a pas bougé. Moi non plus d’ailleurs. Je suis toujours planté sur le quai et trois rames ont dû passer sans que je fasse le moindre geste pour m’approcher d’un wagon. Plutôt suspecte cette attitude ?
  2. Dans cette petite ville à la limite du Val d’Oise, une gare. Dans cette gare un quai. Sur ce quai un jeune type « presque » normal, au prénom (Pierre) carrément banal. Dans la poche arrière de son jean aux revers boueux un vieux portefeuille crasseux. Dans ses plis usés, ce qui reste de l’existence d’un pauvre type dont le corps continue de se décomposer, de se corrompre, témoin muet abandonné quelque part dans le trouduculdumonde.

Pourquoi ai-je ramassé ce simili-portefeuille en simili-plastique tombé sur le plancher poussiéreux de la camionnette de chantier. Celle dans laquelle nous avons transporté ce qui restait de…de… Benoît, il s’appelait Benoît, Benoît, je l’ai vu sur sa carte d’identité. Il a donc eu cette identité, une identité. Un jour, une fois, il y a longtemps. Peut-être une famille ? Je ne me suis pas rendu compte sur le coup que je parlais à voix haute et que le flot des usagers de la gare, instinctivement, faisait en sorte d’éviter l’écueil que constitue un type planté au milieu du quai, parlant tout seul… qui appelle, interpelle, apostrophe, invoque un « Benoît » imaginaire. Comme un médium le ferait pour un esprit ou un gamin rêveur avec un génie qu’il souhaiterait voir apparaitre du fond de la poche arrière de son jean et qui pourrait l’emporter loin de ce quai de gare.

3. Pas de miracle ! En guise de génie et d’esprit c’est des poulets que j’ai vu apparaitre, avec leur clébard. J’avoue qu’après ce qui s’est passé aujourd’hui, je n’étais pas très fier lorsque j’ai vu les flics pointer leur museau soupçonneux sur le quai 2, gare de Conflans-fin-d’Oise. C’est pas possible ce nom. Ils se sont mis à plusieurs pour le trouver ? Ça n’a pas de fin une rivière, peut-être un début, et encore ! C’est louche, comme leur histoire du « grand Paris ». Le seul truc que ça évoque pour moi, c’est un de ces vieux films de guerre, que je regardais avec mon père, où l’on fait un gros plan sur le panneau qui indique « Gross Paris ». C’est tout ce que ça évoque pour moi, maintenant, le « Grand Paris » : un truc du passé qui ne me concerne plus. Ils devraient se questionner sur leurs tendances mégalo, tous autant qu’ils sont. « Grand Paris ». Pourquoi faut-il absolument que ce soit plus grand ! C’est pas une bite leur truc. Et encore, même là c’est pas mieux… et ça m’arrange bien d’ailleurs. Plus de Paris c’est quoi ? Encore plus de violence, de retard dans les transports en commun, de bouchons, de pollution, de magouilles, de corruption ? Je finirais presque par comprendre les autres baltringues, avec leur Vexin indépendant. Grand Paris ! Pourquoi pas « Joli Paris », « Paris joyeux » ou « Paris libre » ? Je sais pas moi, j’suis pas payé pour trouver des noms idiots. D’ailleurs, bientôt je serai certainement plus payé du tout. Pas envie d’y retourner. Pas les idées claires ce soir. Et pourtant, elles me semblent bien plus claires que d’habitude sur de nombreux aspects de cette putain de vie. !

4. Étrange, la seule personne qui me paraissait sympa sur ce quai de gare, c’était justement ce chien policier. Son attitude a changé dès qu’il m’a aperçu : il a commencé à s’agiter. Un peu avant même. C’est ce que j’ai compris plus tard. En fait, dès qu’il m’a reniflé. Lui, il a capté, illico ! Il a probablement récupéré en bloc tout le déroulé de cette journée de merde. Enfin, tout ce qui pouvait être intéressant pour lui, utile. Je devais sentir le cadavre à pleines narines. Les flics, eux, n’ont rien saisi, rien compris. Ils ont interprété de travers la posture du chien. La composante humaine du binôme « force publique » aurait dû faire confiance à son camarade canin. Ils avaient pourtant l’air de bien s’entendre et de s’apprécier. Ça n’empêche qu’il capte rien de ce à quoi il ne s’attend pas, l’humain. Le message du clebs était pourtant très clair : le type là — non, pas lui, l’autre — le jeune avec ses chaussures de sécurité toutes neuves, il pue le cadavre, il a bougé de la barbaque humaine et il a stressé sa race comme pas possible : queue entre les pattes, oreilles baissées, poil hérissé — qu’est-ce qu’il pouvait faire de mieux le bestiau ? Heureusement rien. Le message canin très clair, l’humain l’a traduit comme suit : « Je voudrais jouer avec la boulette de shit qu’il a caché dans ses chaussettes » (qui se dit en fait : queue qui remue, oreilles dressées, je tire sur la longe… !) Rapidement perplexe le gardien de la paix : fouille express, tranquille. Il a quand même compris que l’attitude de monsieur toutou n’indiquait pas un dangereux consommateur de beuh… mais… Il a rien compris, en fait. Je ne pouvais pas l’en blâmer, j’aurais même pas été capable de lui expliquer tout ce qui s’est passé depuis ce matin, si j’avais voulu. Et je voulais pas du tout. !

5. Je me suis assis à l’étage, comme d’habitude, wagon de tête, impression d’arriver avant les autres. Je m’installe toujours là. C’est chouette, il y a toujours un wagon de tête. En même temps, il y a toujours un wagon de queue, mais j’y vais jamais. Comme d’habitude, sauf que ce soir personne ne s’est assis à côté de moi. Un ou deux passagers se sont approchés, ont hésité, m’ont regardé du coin de l’œil. Ça veut pas dire grand-chose « du coin de l’œil », mais c’est ce qu’ils ont fait, avant de s’éloigner un peu pour trouver une place plus éloignée de ce jeune type un peu étrange, la tête vissée à fond dans les épaules, un jean boueux, un blouson gris fermé jusqu’au col comme pour s’isoler le plus possible du monde extérieur… et une paire de chaussures de sécurité toutes neuves.

Dorothée Richard pour les Mystères du Grand Paris

6. C’est Alex qui me les a données avant de partir. Des Timberland, toutes neuves, montantes. Ma pointure — j’ai même dû enlever une paire de chaussettes. Je savais même pas qu’ils faisaient des pompes de sécu à ce prix-là. Deux cents balles la paire (combien de temps il aurait pu vivre avec ça l’autre Benoît, s’il avait pas crevé ?). Pas très à l’aise avec ça, l’impression foireuse qu’Alex m’a acheté avec une paire de godasses. Les autres, je pouvais plus les mettre et j’allais pas rentrer pieds nus. Elles sont parties à la benne, avec la combinaison et les gants, tachés de sang et de matières auxquelles je ne veux plus penser. Il me manque ce chien ! Besoin d’être compris, impossible d’en parler. J’suis dans la merde, il m’a mis dans la merde ce CON d’Alex.

7. Je ferme les yeux, plus envie de voir ce paysage que je connais trop. Il défile dans ma tête. Toujours le même, et moi plus du tout le même, plus jamais. Comme un animal qu’aurait muté en une seule journée. Mes paupières ne sont pas juste closes, je les ferme le plus fort possible, à m’en faire mal. Comme tu fermerais ton poing si à l’intérieur demeurait la dernière parcelle de douceur sur terre et que tu craignais qu’elle s’échappe ou que ton grand frère veuille te la voler.

8. Parfois, avant, je fermais doucement les yeux et j’essayais de me souvenir de tout ce qui déroulait de l’autre côté de la fenêtre du RER. J’essayais de faire coïncider les éléments de ma mémoire avec le temps qui s’écoulait, dans le wagon de tête qui s’entêtait à dérouler à l’infini des rails polis sous sa carcasse vibrante. Puis je rouvrais les yeux, après de longs moments et je vérifiais si j’étais bien à l’endroit supposé. Souvent cela correspondait parfaitement. J’avais laissé s’étirer devant mon souvenir, la ferme coincée entre deux champs ceinturés de cyprès, les quatre silos dont on apercevait que les sommets s’échappant d’une zone de verdure, le chantier abandonné, le coude de l’Oise où parfois une péniche, loin des fonds hauturiers pousse lentement son vieux moteur diésel, la casse auto avec sa haute grue huileuse, les immeubles, les immeubles, les immeubles, le bâtiment de verre allongé, l’école toujours fermée aux heures où je passais devant et de suite après, le vide, les friches et de suite après… J’ouvrais les yeux et devais me trouver à la perpendiculaire du transfo électrique repéré U54. J’étais tout fier lorsque je parvenais à faire se superposer les deux univers, le réel et l’imaginaire. Comme si c’était moi qui décidais ce qui devait se trouver dehors, à cet endroit-là, à ce moment-là. Je maitrisais parfaitement le sens et l’allongement du temps. On m’a dit que c’est un signe de santé psychique que d’évaluer cet écoulement de manière exacte. C’est aussi pour ça que je ne veux plus relever mes paupières, je suis certain que plus rien ne va correspondre. Que l’espace, le temps et moi suivons des parcours différents maintenant. Je n’ai pas dû capter la moitié de ce qui s’est passé depuis ce matin. J’ai juste l’impression que ce n’est pas moi qui ai agi. Mes yeux et mon cerveau ne seraient plus reliés, déroute des nerfs optiques. Seule l’odeur avait une réalité palpable.

9 Je ne compte pas les gares, les arrêts. Des gens montent, d’autres descendent. Je perçois plus de mouvements : La Défense, je pense. Je refuse d’ouvrir les yeux, je REFUSE et j’ai peur, je pourrais être n’importe où. La Défense, il faut que ce soit là. Je refais comme lorsque j’étais gosse et craignais qu’il n’y ait un monstre, une bête, une créature mutante tapie quelque part. Je voulais savoir et j’avais peur de savoir en même. J’ouvre un œil, mais à peine, pas trop. Pouvoir le refermer rapidement si la bête arrive. Pas pour l’éviter, mais pour ne pas voir arriver la fin. Ce Benoît a-t-il gardé les yeux ouverts ? A-t-il vu quoi/qui lui a fait ça ? J’entrouvre un œil : perdu. C’est pas La Défense, encore au moins deux gares. Je suis lourdé, total.

10. Le premier wagon est reparti, les autres disciplinés et serviles ont suivi. Une autre gare ou deux. Combien ? Six. Je rouvre les yeux, je suis sur un quai. Devant moi un TGV, un wagon, une porte ouverte. Autour de moi la gare de Lyon. Ce Train-là, malgré sa Grande Vélocité, n’ira pas jusqu’à mon p’tit appart’ à Boissy-Saint-Léger, trop loin dans mon passé.

Comme le héron, une patte en l’air, indécis, j’y vais, j’y vais pas…surtout bien faire attention à l’espace existant entre la réalité et le quai.

Texte : Philippe Aspord & Arno Bertina (en lien le récit de leur travail d’écriture sur remue.net) / Dessins au feutre: Dorothée Richard/ Musique: PAVANE

C’ETAIT LA SAISON 2 DES MYSTERES DU GRAND PARIS “LES PARIS SONT OUVERTS”.

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