Les Mystères du Grand Paris

Saison 1 • Épisode 2/15

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Karim Leroux, apprenti

Résumé de l’épisode précédent : José-Carlos Capitão, ancien agent de piste à l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, a bénéficié d’un plan de licenciement à
Air France pour créer Eco-colis, une société de livraison basée à Villepinte, aux limites nord du Grand Paris. Alors qu’il vient de prendre comme apprenti
Karim Leroux, un jeune fraîchement déradicalisé, il apprend que sa propre sœur Almerinda, étudiante en BTS tourisme, projette de se présenter aux premières élections de Miss Grand Paris. Aujourd’hui, c’est la première journée professionnelle de Karim.

J’ai appelé hier soir mon référent psychologique au centre de déradicalisation du château de Pontourny et il m’a dit que c’était fini la vie de château. Que maintenant c’était la vraie vie qui reprenait pour moi. Puis il m’a félicité : « Après avoir douté de vos engagements anciens, vous allez connaître le succès personnel. » Je lui ai dit que surtout je transpirais comme un tox en manque et il m’a répondu que c’était normal, que j’étais en période de manque spirituel mais que la foi républicaine allait bientôt me submerger. En vrai je comprenais rien, puis il m’a demandé de répéter toutes mes promesses, alors j’ai répété toutes mes promesses, que j’irais plus aux prêches dans des appartements de cité avec des imams du bled, que je jouerais plus aux jeux vidéos djihadistes, que je serrerais la main de ma conseillère Pôle Emploi, que j’insulterais plus le boulanger raciste comme j’ai fait à Beaumont-en-Véron -je m’en fous, ce bâtard qui voulait pas du centre de déradicalisation sur sa ville a retiré sa plainte-, et dans ma tête c’était comme une prière, et il y avait ma voix qui résonnait dans mon crâne et j’ai entendu mon référent psychologique qui me disait : « Ça y est, tu es déprogrammé. »

Il est 5 h du matin. Je vois arriver la fourgonnette de monsieur Capitão à l’arrêt de bus avenue de la Paix. Il m’ouvre la portière, je le salue, il me dit : « C’est bien, t’es à l’heure, si t’es sérieux tu vas te plaire avec Zé-Carlos ! », et il accélère. Au bout de cent mètres il s’arrête à un feu rouge. Il tourne la tête vers moi, me dit : « Toi t’es un bon, et José-Zé-Carlos se trompe jamais ! » Pourtant, je pense pas qu’il soit homosexuel. Il veut m’accorder sa confiance, rien d’autre.

Il sort de Tremblay, prend la direction du parc des expos de Villepinte,
il dit encore, en me faisant un clin d’œil : « Tu vas voir ce que c’est qu’un entrepreneur ! » Puis il se tait enfin. On suit la Francilienne à 70, ça roule bien à cette heure mais ça me fait bizarre qu’on n’entende pas le moteur de la fourgonnette à moteur écologique. J’ouvre mon iPhone, me mets un petit son sur les oreilles, un truc qu’on a composé avec les repentis du centre pendant le séminaire de musicothérapie :

T’es qu’un putain d’hippie-slamiste
T’as d’la morve dans la baaarbe ! [Ouuuais]
Ta pelade est gluante, ton regard est gluant [Ouais ouais]
Enlève la morve de ta baaaarbe ! [Ouais ouais ouais]

mais mon patron me dit : « Eh, oh, t’es pas là pour écouter de la ’sique !,
de toute façon t’auras pas le temps quand tu vas voir ce qui t’attend.
» Je retire mon écouteur, lui dis : « Vous êtes comme mes anciens amis, vous n’aimez pas la musique. » Il me dit : « Tes anciens amis ? Je veux même pas savoir qu’ils existent. » Je lui dis en rigolant : « Vous inquiétez pas monsieur Capitão,
ils sont plus de ce monde.
» Il tourne la tête vers moi sans rien dire.
Je précise : « J’écoute une musique thérapeutique qui donne des messages subliminaux à mon cerveau pour les oublier encore plus, mes anciens amis. »
Il me dit : « Arrête ta musique, c’est moi que tu dois écouter maintenant, moi et personne d’autre. Y a deux mots essentiels dans ta nouvelle vie : charger / livrer. » Je lui dis : « Au centre, au séminaire “fait religieux et société”, ils m’ont dit aussi y a que deux mots : République et Laïcité, mais pas de souci, pendant le travail, ça sera Charger / Livrer. »

Il tourne vers le parc des expos, navigue un peu dans la zone, je me demande s’il sait où il va, puis j’aperçois les hangars géants de
vente-select.com. Il se gare à l’entrée du dépôt : « C’est là qu’on commence mon grand. » Avant on m’appelait mon frère maintenant on m’appelle mon grand, et direct y a les keums de vente-select qui nous dirigent vers une pyramide de colis et mon patron se marre avec eux et me dit : « Tu ouvres le coffre et tu charges tout en suivant bien l’ordre des paquets à livrer sinon ça va être le bordel. »
Puis je le vois prendre un café avec le chef d’équipe et moi je commence à charger. Ce sont des petits colis, comme des grosses boîtes à chaussures.
Au début je les prends trois par trois mais comme ils sont légers je tente cinq par cinq -je ne sais pas ce qu’il y a dedans, sûrement des trucs de luxe à prix discount, en tout cas pas des têtes de croisés ou d’apostats.
Mais… mais pourquoi je pense à ça ? Il fait frais à cette heure, dégoûté, je suis déjà en sueur ! Ça craint, j’espère que ça va pas durer longtemps. Je regarde le véhicule en reprenant mon souffle :

Eco-colis 93, la solution écologique et économique
à toutes vos problématiques livraison

Mon patron revient. Il me file une bouteille d’eau : « C’est bon, on va enfin commencer le boulot. » Il est six heures. Il fait encore nuit.

Lautréamont, de son vrai nom Isidore Ducasse, s’est inspiré du titre du roman d’Eugène Sue Latréaumont (1838) pour créer son pseudonyme.

On quitte Villepinte direction Paris puis on prend l’A3 et monsieur Capitão dit : « On va à Bobigny, toutes les commandes de la matinée sont concentrées par là-bas. » J’ai un doute, je me sens pas bien d’un coup, je lui demande : « C’est quoi ce qu’on livre ? » Il me répond : « On sait jamais vraiment, mais on s’en fout, non ? »
Je ne réponds pas et je sais pas quoi penser : est-ce qu’on s’en fout, ou pas ? Je prends un mouchoir et m’essuie le front.
On se gare rue Latréaumont -non, rue Lautréamont.

Comme les personnes à livrer ont toutes reçu des créneaux horaires de livraison mais pas d’heure exacte, monsieur Capitão appelle le premier client dans la cité de L’Étoile, puis il m’accompagne au cinquième étage d’une barre. L’ascenseur couine, un monte-charge tout pourri qui sent la pisse. On livre notre premier colis à une femme seule, genre trente-cinq ans, en pyjama, sans soutien-gorge. Je baisse les yeux. Elle dit à peine bonjour, signe directement la réception sur l’écran tactile du terminal de commande. Puis elle embarque le colis et claque la porte. Après, monsieur Capitão me laisse travailler seul et m’attend dans la fourgonnette. Il me fait confiance.
Je transpire, je me sens épuisé.

Je livre dans la tour 25, au douzième étage, un retraité kabyle qui me propose un café. Je refuse, je ne veux pas prendre de retard.

Je livre dans la barre C un type qui me dit qu’à cause de moi il va être à la bourre au taf’ parce qu’il est 8 h 27 -pourtant la tranche horaire était
8 h / 8 h 30. « Vous n’en foutez pas une, je vais me plaindre à votre chef ! »

Je livre dans la barre D une femme que j’entends hurler derrière la cloison de son appartement du troisième. Mais pas parce que son bonhomme la tape… Je me bouche les oreilles comme si je regardais mes pieds puis je sonne de nouveau et elle m’ouvre en faisant la gueule, en me disant que j’aurais pu la livrer plus tard. Faudrait savoir !

Je livre à droite à gauche dans Bobigny toute la matinée, et aussi un peu sur Aubervilliers et Pantin. Puis je ne livre plus puisque j’ai livré mes soixante-trois colis et qu’il n’y a plus rien à livrer. J’en ai plein les pattes. Monsieur Capitão, qui a gardé la fourgonnette en écoutant RTL, me dit : « T’as faim ? »

On roule dans Pantin. On croise des militaires avec des FAMAS. On tourne soudain à droite et on se gare avenue du Cimetière-Parisien, à côté des Mille et une nuits, un magasin de tapis et de lampes arabes. Y a déjà des affiches pour les élections présidentielles : « Votez Macron », et aussi, « L’horizon, c’est Mélenchon ». Elles ont été taguées : « Votez Hallal »

Mon patron me dit : « On va aller Chez Linda. »
Je le suis et je capte tout à coup que c’est le restaurant portugais juste en face.
Je tourne la tête, je vois la grande entrée du cimetière de Pantin. Je me dis qu’on finira tous là-bas puis je m’essuie le front.

Une serveuse prend la commande. Monsieur Capitão choisit le menu à 12 €, vin compris. Il prend des œufs mayonnaise et une langue de bœuf. Je choisis des carottes rappées et une escalope cordon bleue. Lui boit du vin rouge en pichet, moi de l’eau en carafe. Il me dit : « Normalement, on doit finir la tournée avec une demi-heure de moins, on a un peu traîné. » Je dis, sans qu’il voie que je me moque : « J’irai plus vite demain. » J’ai le dos trempé.

Je consulte mes messages : des félicitations d’un keum du ministère de l’Intérieur, du centre de déradicalisation, de ma conseillère Pôle Emploi, de ma mère, de mon père, ça fait plaisir, comme ça ils arrêteront peut-être de s’engueuler, enfin, en général c’est plutôt ma mère qui gueule et mon père qui regarde la télé. Et aussi…

Oh non… Un truc sur Messenger Telegram, envoyeur inconnu : Alor krim t devenu esclave des mécréans ????
égorge ton por d’employeur et rejoin nous au muaskar le camp d’entrénement t attendu encor nous trahi pa

Monsieur Capitão coupe un bout de langue et dit : « Tu vas être bien avec José-Carlos, tu vas voir ce que c’est qu’un entrepreneur. »

Je réponds pas. J’arrive pas à lâcher mon téléphone, puis je vois le message de ceux que je croyais morts qui s’auto-efface sur l’appli cryptée number one des djihadistes.

À suivre…

Récit par Frédéric Ciriez
Dessins par Bruno Collet

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Les Mystères du Grand Paris sont soutenus par la DRAC Ile-de-France,
la Sofia, la Ville de Paris, la Société du Grand Paris, l’Institut Français , EDF.

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