Les Mystères du Grand Paris

Saison 1 • Épisode 11/15

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Le presque Frère José-Carlos réfléchit

Résumé de l’épisode précédent : Nos trois héros de Seine-Saint-Denis ont passé un drôle de samedi soir : José-Carlos, en assistant au match amical de football France-Argentine au Stade de France en compagnie de son ami franc-maçon Boubakar N’Gala (installé à la mi-temps dans les loges VIP réservées par l’enseigne Franprix, José-Carlos a d’ailleurs reçu avec émotion la poignée de main du maire de Tremblay-en-France) ; Karim, en regardant la télé en famille et en voyant avec surprise Almerinda, la sœur de son patron, gagner les présélections de Miss Grand Paris en direct sur France 3 Région…

Mais chaque jour est un autre jour et aujourd’hui c’est lundi.

Je sonne à la porte de la Grande Loge Hexagonale Rénovée de Saint-Denis. Le Vénérable mouvre. Il porte un costume sombre et un col roulé noir. Je pensais quil aurait passé la toge. Je suis un peu déçu, mais en même temps il fait très moderne comme ça, comme moi.

- Bonjour, vous êtes attendu. Veuillez me suivre.

Un couloir, un autre. Une porte sur la droite. Il sarrête.

- Vous allez entrer dans le cabinet de réflexion. Vous attendrez quon vienne vous chercher. À partir de maintenant et jusquau Passage sous le bandeau, au cours duquel vous serez interrogé afin que nous fassions spirituellement connaissance, nous navons plus à nous parler. À tout à lheure.

Jentre dans une petite pièce toute blanche, avec un sol à damier noir et blanc. Il y a une chaise, une table en bois avec un crâne, une bougie géante allumée et… un petit sac, comme une bourse. Peut-être des pièces dor en signe de bienvenue… Mais non, du… du sel. Au mur, il y a la photo dune miche de pain. Ça me fait penser à chez ma grand-mère, à Nazaré. Faut être un peu neuneu quand même pour photographier des miches de pain… Il y a aussi des inscriptions en latin et en grec, mais je ne suis pas capable de traduire. Ma langue à moi, cest le business. Soudain, je men rends compte : je réfléchis.

Je massois. Pas un bruit.

10, 20, 30, 40 minutes…

Ça commence à être long. Pour moccuper, jouvre un placard. Tiens, un balai ! Je le prends, le passe dans la pièce. Peut-être un test pour voir si je sais faire preuve dhumilité et travailler au service de la collectivité… Ben oui Zé-Carlos il sait faire ça, il a passé sa jeunesse a transporter les bagages sur le tarmac de Roissy ! Cest peut-être aussi pour voir si je sais enlever la poussière quon va tous devenir. Le crâne me regarde. Je passe une main dessus : il est lisse comme les fesses de Pearl, ma masseuse thaï.

Une heure que jattends !
Deux heures !
Trois !

La bougie géante va bientôt séteindre !

La porte souvre enfin : le Vénérable. Pas trop tôt… Je ne dis rien. Pas le moment de flancher. Il me prend la main en silence. Cest bizarre de donner la main à un inconnu comme à son papa.

Un autre couloir. Une porte à double battant. Deux autres couloirs biscornus, comme un triangle.

Ça y est, jy suis. Cest donc le cénacle dont ma parlé Boubakar NGala, trop classe…

Un fauteuil en cuir. Je massois. Le Vénérable repart. Autour de moi trois bougies brûlent sur des colonnes de bronze où sont gravés les mots Force, Sagesse et Beauté. Je savais quun jour je réussirais. Je lève les yeux au plafond où sont peints une équerre, un compas, une étoile et un œil : les symboles de lentreprise.

5, 10, 15, 20 minutes… ça recommence.

Une heure !
Deux heures !

Les bougies sont presque fondues, on y voit à peine !

Je nen peux plus !

Le vénérable revient. Jespère quil ne me sent pas énervé. Il me tend un bandeau noir. « Cest la règle, tu le sais. » Tiens, il me tutoie à présent. Je hoche la tête. J’aperçois une dernière fois ses lunettes de métal et son crâne chauve. Puis plus rien.

Tout à coup, je sens une source de chaleur près du bandeau, et aussi une odeur de bougie. Comme si le Vénérable vérifiait quil est impossible pour moi de voir quoi que ce soit. Il est pas fou Zé-Carlos, il va quand même pas tricher pour voir la tête de ses futurs Frères !

Jentends une porte souvrir, puis une autre. Ça y est, je sens des Frères autour de moi, même si je nentends aucune voix.

Jai la bouche pâteuse. Une bonne Super Bock me ferait du bien… Boubakar NGala ma bien briefé sur les réponses. Il ma dit quil serait peut-être présent et que sil était là, il minterrogerait sur mon amour-propre.

Et soudain jentends… Une… Une voix.

1

José-Carlos, quelle différence fais-tu entre Fraternité et Amitié, entre un Frère et un ami ?

Lamitié, cest bien… mais la Fraternité, cest mieux. Cest plus… spirituel. Oui, surtout que je nai pas de frères, juste une sœur… Les amis, cest bien aussi, mais cest pas toujours fiable. Ya toujours des choses qui vont pas avec les amis. Ils sont souvent… jaloux de moi. De ma réussite. Alors que les liens de la Fraternité, je pense que cest plus fort. Ça dépasse la famille traditionnelle. On peut avoir des Frères… partout sur la Terre, surtout avec la mondialisation, et les bonnes… connexions.

2

Quelle est la réalisation personnelle dont tu es le plus fier ?

Mon… Mon entreprise, Eco-colis 93. Jai toujours été salarié, et cest quand même être un

peu… esclave, même à Air France qui paye bien. Pour le moment, jai une seule camionnette, mais jenvisage den prendre une deuxième le mois prochain si les commandes continuent darriver. Sous deux ans, jaimerais en avoir au moins… six, et être le leader du transport de petits colis sur la Seine-Saint-Denis. Voir grossir mon entreprise à vue d’œil, ça, cest ma fierté.

3

Quelle est pour toi la valeur des valeurs ?

La valeur des valeurs, cest… Cest le pluriel de lunité. Non ! Lunité du pluriel… Cest… Les valeurs ne sont rien si elles ne sattachent pas au principe supérieur de la valeur. La valeur, cest lunion… Cest… Cest nous tous… Cest pour ça que je suis là aujourdhui. Parce que nous partageons des valeurs communes qui reposent sur le respect de linitiative individuelle et de lentraide. Je ne suis pas là par opportunisme pour servir mes propres intérêts mais pour faire vivre la flamme qui mhabite afin de construire un monde et une société… de plus de valeur ajoutée. En parlant de valeur, il faut… stimuler la croissance, avec plus de place pour les entrepreneurs du 9–3.

4

Pourquoi devenir Frère et pas bonne-sœur ?

Je veux… contribuer au progrès de lHumanité aux côtés des Frères de la Grande Loge Hexagonale Rénovée… Je préfère donner mon énergie à la loge plutôt quà un… couvent. Et puis jaime les femmes, avec lesquelles jai beaucoup de succès. Je sais que vous travaillez pour le progrès des hommes, sans obligation religieuse. Cest un plus. Cest pour ça que pour moi cest mieux de devenir Frère plutôt que bonne-sœur, même si de toute façon ce nest pas possible parce que je suis un homme.

5

Quand as-tu pleuré pour la dernière fois ?

Jai… Jai pleuré de joie quand jai touché mon chèque de reconversion dAir France.

6

Qu’est-ce qui, dans ton amour-propre, te fait le plus souffrir aujourd’hui ?

Je… Ma sœur Almerinda… Elle veut se présenter à Miss Grand-Paris. Je me méfie de ces jurys aléatoires, avec des inconnus qui vous jugent en silence. Cest ma petite sœur, je veux la protéger. Elle vit chez moi. Peut-être quelle est suffisamment belle pour devenir Miss Grand Paris, mais… Mais il ny a jamais eu de vice chez les Capitaò… Nous sommes des gens respectables et travailleurs. Miss, ce nest pas un métier. Et puis… Et puis je ne supporte par dimaginer tous ces hommes qui regardent ma sœur sur un podium, comme une jument.

7

As-tu déjà aidé au moins une fois dans ta vie une personne âgée et une personne jeune ?

Oui… Jai aidé mes parents à faire leurs papiers pour quils prennent leur retraite… à Nazaré, au Portugal. Et puis jai pris en apprentissage un jeune qui a des… problèmes. Un jeune qui a voulu partir en Syrie. Je ne sais dailleurs pas sil est parti ou pas, je nai pas à le savoir… On a tous le droit à une deuxième chance. Son exemple nourrit ma réflexion pour devenir maçon : la vie, cest quelque chose qui se… construit.

- Le Passage au bandeau est terminé, déclare soudain le Vénérable.

Il ny a pas un mot dans le cénacle, juste quelques respirations. Jai dû les impressionner. Il fait chaud. Le Vénérable me prend par la main. Je marche de nouveau à laveugle, épuisé. Je tourne plusieurs fois, longe des couloirs.

Puis on sarrête.

Le Vénérable enlève mon bandeau. Mes yeux sont éblouis. II me regarde en souriant. Il ouvre la porte. Dehors, il fait nuit : combien de temps ai-je passé ici ?

« Au revoir, cest en bonne voie », me dit-il. « Tu auras des nouvelles très bientôt. »

Il me serre la main avec lindex en appuyant sur lintérieur de mon poignet, sur la veine où je prends mon pouls quand je fais des longueurs à la piscine.

Jentends une voix au bout du couloir. « Tous à la pièce humide ! » Le Vénérable, gêné, me redit : « Au revoir. Vraiment, cest en bonne voie. »

Je marche en titubant dans les rues de Saint-Denis. Il va être temps que je mange.

Jarrive au parking. Mon téléphone vibre. Un sms, les affaires reprennent.

Je lis : « FRAT :. »

À suivre

Récit par Frédéric Ciriez
Photographies par Jean-Fabien

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Les Mystères du Grand Paris sont soutenus par la DRAC Ile-de-France,
la Sofia, la Ville de Paris, la Société du Grand Paris, l’Institut Français , EDF.

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