Les Mystères du Grand Paris

Saison 1 • Épisode 10/15

Samedi soir dans le 9–3

Résumé de l’épisode précédent : Alors qu’il rentrait chez lui à pied, à la nuit tombée, Karim Leroux a découvert sous le porche de son immeuble un tag lui reprochant d’être un traître au djihad. À son domicile, Karim s’est montré perturbé, tiraillé entre une mère française autoritaire et un père émigré complètement effacé. On a d’ailleurs appris que le jeune homme avait été déclaré Leroux à l’état-civil par sa mère à l’insu de son père pour avoir plus de chance de réussite en France qu’avec le patronyme maghrébin Benmiloud…

Mais chaque jour est un autre jour et ce soir, c’est samedi soir.

Et là il y a José-Carlos qui est seul, coupe de champagne en main, dans une loge privative du Stade de France louée par l’enseigne Franprix à l’occasion du match de gala France-Argentine (1-0 pour la France à la mi-temps). Il attend son ami monsieur N’Gala, parti chercher une nouvelle coupe. Oui, monsieur N’Gala en personne, le directeur de supérette qui l’a recommandé aux francs-maçons de la Grande Loge Hexagonale Rénovée de Saint-Denis ! L’entrepreneur se revoit fugitivement en fin d’après-midi installé devant un Monaco au comptoir du bar des Copains de Tremblay-en-France avant de prendre le chemin du stade à bord de son coupé Peugeot. Il se revoit surtout perdre encore vingt euros au énième tirage Amigo de la journée (comme il a joué onze fois : 11 x 20 = 220 euros de perdus ce jour), et il se dit qu’il est bien mieux ici à boire du frais champagne, auprès de gens de qualité qui lui ressemblent, auprès de winners potentiels dont peut-être des Frères franc-maçons du 93 qu’il ne connaît pas encore mais qu’il brûle de rencontrer.

Et soudain il y a le maire de Tremblay qui passe non loin de lui avec deux collaborateurs. Oui, le maire de Tremblay en personne ! Non pas une jolie petite blonde avec une jupe en cuir et des lunettes de soleil Persol, mais Roger Dubois lui-même, le député de la Onzième circonscription de Seine-Saint-Denis (Sevran-Villepinte-Tremblay-en-France) qui marche dans sa direction et… et qui soudain s’arrête devant lui en lui tendant la main : « Monsieur Capitào, j’ai entendu parler de vous, il faudrait qu’on se rencontre… Ah, veuillez m’excuser, on m’appelle et… » Et José-Carlos rougit et dit… mais il ne dit rien car déjà le maire a filé et discute avec une autre personne de standing. Et du coup José-Carlos le regarde s’éloigner et se répète à lui-même : « Il a entendu parler de moi… », avant de voir réapparaître son ami monsieur N’Gala, costume noir, col roulé noir, lunettes à monture d’écailles -sa caution franc-maçonne auprès de la GLHR où José-Carlos sera, selon toute vraisemblance, accepté dès lundi soir à l’issue du vote de ses futurs Frères.

Oui, c’est cool cette loge privative du Stade de France avec monsieur N’Gala qui revient avec deux nouvelles coupes champagne, en attendant lundi matin et la galère professionnelle, avec ce boulet de Karim surveillé à distance par une cellule anti-terroriste de la DGSI, ainsi que lui, José-Carlos, son patron. Et il se dit de nouveau : « Monsieur le maire a entendu parler de moi… »

… sans qu’il sache qu’au même moment sa sœur se pavane en maillot de bain turquoise à paillettes dans les coulisses du théâtre Jacques-Prévert d’Aulnay-sous-bois pour la pré-sélection de la première élection de Miss Grand Paris, en compagnie d’une centaine de concurrentes au physique plus ou moins avantageux. Et soudain l’animatrice dit depuis la scène : « J’appelle à présent la concurrente numéro 77, qui nous vient de Villepinte, mademoiselle… Almerinda Capitào. »

Et alors Almerinda quitte les coulisses et marche comme dans un rêve dans des escarpins aux reflets d’argent, et son destin se joue sur la scène du théâtre devant un public clairsemé, peut-être une cinquantaine de personnes (il y a plus de candidates que de spectateurs et de votants). Elle est éblouie par la lumière des projecteurs. Des gouttes de sueur scintillent sur sa peau mordorée qui ce matin a bénéficié des UV de la formule « Integral nude laser + » du centre de bronzage So’leil de Villepinte. Elle se plante au milieu de la scène, fait un tour sur elle-même, et l’animatrice lui dit : « Vous êtes magnifique, parlez-nous un peu de vous… », et Almerinda dit : « Almerinda Capitào… étudiante en BTS Tourisme à Epinay-sur-Seine… je serais si fière d’être finaliste de la première édition de Miss Grand Paris pour le territoire Paris Terres d’envol… J’aime le sport, le cinéma, la culture générale, et aussi… l’amitié, que je place au-dessus de tout. »

Le public applaudit à l’évocation de cette valeur suprême. Puis l’animatrice, une dizaine d’années de plus qu’Almerinda -peut-être une ancienne miss -, lui demande : « Qu’est-ce que cela représenterait pour vous de devenir la première Miss Grand Paris de l’Histoire ? » Et alors Almerinda n’hésite pas une seconde et déclare, comme si elle récitait une leçon : « Ce serait mon plus grand rêve… Devenir l’ambassadrice de la plus belle métropole du monde… Ce serait la joie de partager cet honneur aux quatre coins du globe avec tous ceux qui aiment le Grand Paris, qui bien sûr ne serait rien sans le charme de ses… grands-parisiennes ! »

Le public applaudit de plus belle.

L’animatrice demande à Almerinda de tourner de nouveau sur elle-même pendant que le jury prend des notes et que les flashs crépitent autour de son maillot de bain à paillettes. De dos, Almerinda, malgré quelques kilos superflus, est cambrée, tonique. Elle se retourne lentement, sourit au public qu’elle ne voit pas sous le puissant éclairage, et déclare : « Merci, merci beaucoup, j’espère que j’ai su vous séduire ce soir .»

Le public applaudit à tout rompre, avant qu’Almerinda ne disparaisse dans le néant des coulisses, seule avec ses concurrentes silencieuses et désormais vaguement jalouses du fracas des applaudissements…

… sans qu’Almerinda ne sache qu’au même moment, Karim, en compagnie de son père Idris et de sa mère Martine, suit en direct, au treizième étage d’une tour de Tremblay-en-France, sa prestation sur France 3 Région dans le show « Mais qui sera la première Miss Grand Paris ? »

C’est Martine qui a choisi le programme. Idris aurait préféré une série policière et Karim un match de foot américain sur le câble. Martine dit : « Elle est mignonne celle-là ! C’est une petite comme ça qu’il faudrait que tu nous ramènes à la maison, Krim » Idris ne dit rien, comme d’habitude (il songe peut-être à son couple après vingt-cinq ans de mariage), et Karim ne dit rien non plus mais rougit aussitôt alors que l’animatrice déclare : « Almerinda Capitào a déjà tout d’une grande, la beauté, la générosité, l’audace… et donc elle a déjà tout d’une miss ! »

Martine opine du chef et se met à commenter la prestation de la jeune femme comme un événement de première importance : « Les Portugaises sont des filles courageuses. »

Karim n’en croit pas ses oreilles : la sœur de José-Carlos Capitào, son patron, à la télé ! Celle-là même qu’il a croisée à Aéroville en train de choisir des strings et qui aujourd’hui est en maillot de bain en direct sur France 3 ! Son cœur se met à battre très fort. Il est prostré devant l’écran à mesure que défilent les concurrentes et qu’il doit subir les commentaires de sa mère : « trop petite, a l’air bête, retourne au Blanc-Mesnil », « Trop grosse, peut pas représenter le Grand Paris en Amérique », « une fille d’Aulnay dans ce qu’elle a de pire ».

Et cela dure et dure et dure jusqu’à ce qu’il entende l’animatrice dire, comme une formule magique ou l’annonce du résultat d’une élection présidentielle : « Le jury a tranché : Almerinda Capitào représentera le territoire Paris Terres d’envol lors de la finale de Miss Grand Paris qui aura lieu samedi prochain au théâtre Gérard-Philippe de Saint-Denis. Ses dauphines malheureuses sont Virginie Dubois et Fatoumata Samba. Nul doute qu’elles se rattraperont une prochaine fois ! »

Et soudain Almerinda réapparaît, virginale et sensuelle à l’image, les lèvres brillantes, glorieuses, près d’une fille plate au nez trop long, en larmes (Virginie Dubois) et d’une Noire superbe aux seins comme des obus, en larmes également (Fatoumata Samba). Karim, comme exalté, prend soudain son téléphone et compose irrépressiblement le SMS suivant : monsieur Capitào y’a votre sœur à la TV elle est sélectionnée pour la finale de Miss Grand Paris c’est au cas où vous sauriez pas. Merci de m’avoir pas viré. À lundi. Karim.

À suivre

Récit par Frédéric Ciriez
Dessins par Bruno Collet

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