Les Mystères du Grand Paris

Saison 1 • Épisode 6/15

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José-Carlos Capitào, « Frère »

Résumé de l’épisode précédent : Après une longue journée de travail, Karim Leroux est allé se changer les idées au centre commercial Aéroville, près de Roissy, où il a croisé Almerinda, la soeur de son patron, en train de choisir des strings dans un magasin de lingerie — peut-être pour préparer sa pré-sélection à Miss Grand Paris. Puis Karim est rentré en bus à Tremblay-en-France, à l’épreuve de son propre désenchantement de jeune homme « déradicalisé ». Arrivé à son domicile, il a été témoin d’une violente dispute entre ses parents, déclenchée par sa mère.
Mais demain est un autre jour, pour lui comme pour José-Carlos…

J’ai préféré garer mon coupé 407 Peugeot dans un parking souterrain plutôt que dans la rue. À Saint-Denis, j’ai pas envie que des abrutis me la rayent, je me la suis offerte avec ma prime de départ d’Air France, pas question de me la faire esquinter avec des feignants au RSA. Je sors, ferme la portière, passe ma veste de costume qui sort tout droit du pressing.
Je passe un coup de cirage liquide sur mes chaussures derby, monte l’escalier, me voilà à la lumière du jour, gris métal, comme ma voiture.

Je longe la rue de la République, vers la Basilique. Y a plein d’affiches politiques sur les murs pour les présidentielles. Surtout Le Pen, rebaptisée La Peine… Moi, je me tâte pour voter Nicolas Miguet, lui au moins il a compris qu’il fallait supprimer l’impôt pour stimuler la croissance individuelle. J’espère qu’il aura ses 500 signatures. Y a du monde partout, plein de jeunes, les fringues et les visages c’est bigarré, moi, j’aime bien Saint-Denis, j’aime bien regarder les vitrines, ici c’est pas pareil, c’est surtout les trucs de rap et les vêtements de sport qui ont la vedette dans le quartier piéton. Je suis joyeux comme la rue, mais comment ne pas l’être aujourd’hui ? Je vais changer de division sociale et personne n’en saura rien. Zé-Carlos, t’es le meilleur, ta maman te l’a toujours dit.

Tiens, y a encore des flics à l’angle de la rue du Corbillon, devant l’immeuble qui a servi de planque aux terroristes des cafés parisiens. Les fenêtres sont condamnées. Je me demande ce que devient le logeur Jawad, cet âne bâté doit manger des oranges en prison. Tant pis pour lui, c’est pas moi qui lui livrerait des chocolats ! Les flics ont l’air sur les dents. Y a des badauds entre la poste centrale et l’immeuble maudit. C’est comme un musée vivant où on regarde des fantômes.

Je continue mon chemin, marche cinq minutes, droite / gauche, gauche / droite, à moins que ce soit l’inverse. Ça y est, j’arrive chezles francs-maçons aux locaux de la Grande Loge Hexagonale Rénovée. Je stresse un peu, je sonne.

- Monsieur Capitào, c’est donc notre ami commun le directeur de Franprix qui nous a mis en relation… C’est une très bonne chose. En qualité de Vénérable, j’aimerais connaître vos aspirations profondes pour devenir Frère. Alors monsieur Capitào, pourquoi voulez-vous intégrer la GLHR ?
- C’est que… depuis tout le temps… j’ai toujours eu envie…
(Au début, tout m’intimide : la pièce sombre avec un sol en damier noir et blanc, et surtout le Vénérable, avec son crâne chauve et ses lunettes de métal derrière son bureau de ministre.)

- Mais encore ? Soyez à l’aise.
- … toujours eu envie de faire progresser le genre humain… Ai quitté Air France pour voler de mes propres ailes… L’entrepreneuriat pour tous, c’est la solution aux malheurs du 9-3… Le département le plus pauvre de France… Notre ami commun le directeur de Franprix… les mêmes vues sur l’alliance de l’Homme et de l’Action…
- L’alliance de l’Homme et de l’Action ? Continuez monsieur Capitào, cette idée me plaît beaucoup.
(Ouf, j’ai marqué des points. Zé-Carlos il est un peu comme avec les femmes. Au début il est lent et à la fin c’est lui qui gagne. Ah, ça y est, quand je suis troublé je parle de moi à la troisième personne, comme Alain Delon -une prostituée black que j’avais embarquée sur les Maréchaux m’a dit un jour que je lui ressemblais.)
- Je crois… Il y a des valeurs essentiels comme…
- Comme ?
- Comme la responsabilité individuelle… le refus de trop d’aides, oui… Une bonne adéquation entre l’Etat et le… marché… Suis plutôt… libéral.
- Mais monsieur Capitào, assumez vos idées, le mot « libéral » n’est pas un vilain mot dans la bouche des Frères de la GLHR, 40 000 personnes de par la France qui aiment l’entreprise et le petit commerce. Le libéralisme au sens classique, donc, la promotion de l’ambition individuelle et de la volonté naturelle… C’est bien cela qui vous anime ?
- Ou… Oui… Je… j’ai… foi en l’Homme.
- Seulement en l’Homme ?
- En la Femme aussi… Je… je ne voudrais pas vous mentir… Je suis d’origine portugaise… Baptisé… Oui… Baptisé… Catholique, quoi… Mais oui… J’aime aider… Je viens par exemple de recruter un… Un paumé… Un jeune qui a voulu faire le djihad… L’ai pris comme apprenti dans ma société… Il est sérieux… Faut… Il faut… aider les plus faibles…
- Inutile d’insister monsieur Capitào. Je vais faire part de notre entretien à mon assemblée et je reviens très rapidement vers vous.
Nous nous sommes… compris ?
- Ou… Oui… On… Nous… Nous nous sommes… compris.

Je sors de la loge tout groggy, un peu comme quand je sors des salons de massage quand je vais à Paris -d’ailleurs j’ai rendez-vous dans une heure dans le XVIIe, une gamme luxe pour fêter la journée, faut pas que je traîne.

Il s’est mis à pleuvoir, une petite pluie fine, toute sale. Je presse le pas. Des gamines turbulentes rentrent de l’école et se chamaillent sous une affiche « Osez la Fillonie ».

Zé-Carlos Capitào, bientôt « Frère »…

Je récupère ma voiture et quitte Saint-Denis. Je mets mes lunettes noires et file sur l’A1, direction une petite détente bien méritée. J’ai l’impression de flotter. Zé-Carlos Capitào, bientôt « Frère »… Je vais contribuer au progrès de l’Humanité ! Je vais rencontrer du monde ! J’offrirai une caisse de champagne à monsieur N’Gala, le directeur du Franprix qui m’a mis en relation. C’est fort de se sentir des responsabilités. D’assurer pour les autres. Pour Karim, à qui je donne une nouvelle chance dans la vie -tiens, il faut d’ailleurs que je l’appelle car il fait la tournée tout seul avec la fourgonnette. Pour Almerinda, ma petite sœur chérie… Tout juste 20 ans. Je la sens fragile en ce moment. Cette lubie de Miss Grand Paris… Hors de question qu’elle y participe et humilie le nom Capitào.

Je mets mon portable en position mains-libres et j’appelle Karim. Il me répond : « Monsieur Capitào, y a un petit problème… Je suis coincé à Gonesse… Un contrôle de police… J’ai fait une petite bêtise, faudrait que vous veniez… »

À suivre

Récit par Frédéric Ciriez
Dessins par Bruno Collet

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Les Mystères du Grand Paris sont soutenus par la DRAC Ile-de-France,
la Sofia, la Ville de Paris, la Société du Grand Paris, l’Institut Français , EDF.

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