Les Mystères du Grand Paris
Saison 1 • Épisode 14/15
Miss Grand Paris, la finale
Résumé de l’épisode précédent : mercredi après-midi, profitant d’une arrière-saison exceptionnelle, Almerinda a fait du téléski nautique sur la base de loisirs de Jablines-Annet, en Seine-et-Marne, afin de peaufiner sa préparation physique pour la finale de Miss Grand Paris. Elle se l’est promis : c’est pour Bertrand, son défunt amant, qu’elle entend gagner ce titre et devenir l’ambassadrice mondiale de la métropole parisienne.
Mais chaque jour est un autre jour et ce soir c’est samedi soir, le grand jour de la finale.
Et là, il y a José-Carlos qui sort de sa douche, chez lui, dans son pavillon de la rue du Bon-Avenir à Villepinte, le torse noyé sous une forêt de poils qui courent de son cou à ses mollets. Il a l’air autant trempé que stressé et se sèche avec un drap de bain immaculé. Il se dit : « Cette petite garce d’Almerinda ne deviendra jamais Miss Grand Paris ». Puis il rafraîchit ses aisselles avec du déodorant Axe Dark Temptation avant de gagner sa chambre et de s’habiller en jean et chemise noire Diesel. Il songe (en fait, cela fait dix jours qu’il y songe, comme une obsession), aux confidences de son ami Boubakar N’gala, le franc-maçon directeur de quatre Franprix dans le 93, qui lui a dit en toute franchise que lui, José-Carlos Capitão, avait été accepté à la Grande Loge Hexagonale Rénovée de Saint-Denis mais que la réponse officielle tardait à venir pour tester ses nerfs : « Tu es prêt, José-Carlos, tout le monde l’a vu lors de ton Passage au bandeau ».
Pour se prouver à lui-même qu’il est dans une spirale de réussite, il prend une boîte en fer dans son armoire à vêtements et compte et recompte les 2 327 euros qu’il a gagné cet après-midi sous les yeux jaloux des parieurs du Celtic, le PMU de Tremblay, entre les courses à Vincennes et les tirages gagnants du jeu Amigo. Autant de chance en une seule journée, cela ne lui était jamais arrivé de sa vie, comme un signe des dieux, un baiser du Hasard, de sorte qu’il se dit que si c’est son jour de chance à lui, José-Carlos, ce ne sera pas celui de sa sœur, Almerinda : « Cette petite garce ne deviendra jamais miss Grand Paris. »
On sonne. Il est bientôt 20 h 00. Dans cinquante minutes le concours va commencer sur France 3, l’honneur de la famille Capitão va être mis en jeu comme une bille d’acier ballottée sur une la roulette du casino d’Enghien sous les yeux angoissés non seulement du frère mais aussi des parents retournés au Portugal. Il se dit pourtant qu’à Nazaré, la mère Maria ne verrait pas d’un mauvais œil, après tant d’années passées à Créteil à garder des petits Français, qu’un peu de reconnaissance ne s’abatte sur la famille Capitão grâce à sa fille Almerinda (déjà la plus belle créature de Créteil lorsqu’elle avait 15 ans et faisait du vélo le dimanche autour du lac artificiel de la ville).
José-Carlos ouvre la porte en PVC blanc de son pavillon. La silhouette de Karim apparaît. « Bonsoir monsieur Capitão. » Il a l’air gêné, suit Zé-Carlos dans le salon. Les deux hommes s’installent dans un canapé de cuir vert trois places face à un écran Sony 130 centimètres encore éteint pour l’heure, celui sur lequel José-Carlos a vu avec des amis et des cousins le triomphe du Portugal face à la France lors de la finale de l’Euro de football le 10 juillet 2016, avant de vomir de joie. Le chef d’entreprise en week-end propose une bière bouteille Super Bock à Karim qui lui préfère un Coca. José-Carlos tète nerveusement sa bière et dit, visiblement déjà éméché : « Les francs-maçons gouvernent le monde mais nous ce soir, on va manipuler la télé, si tu vois ce que je veux dire !… »
Karim hoche fébrilement la tête comme un enfant à son instituteur, de sorte que José-Carlos, satisfait, continue de distiller ses analyses socio-politiques sur la marche du monde. « Des fois je comprends que t’aies eu envie de te barrer en Syrie… Tu pouvais plus supporter toute cette merde… Nous deux, on était fait pour se rencontrer… Tu sais, j’ai des relations, un jour je t’en ferai profiter… » Puis il lui fait un clin d’œil. Karim hausse les épaules en signe de consentement. Puis l’apprenti confie, alors que José-Carlos lui tend une coupelle pleine de pistaches, vaisselle qui appartenait à sa grand-mère maternelle, née Borges, femme de ménage à la bibliothèque municipale du XIXe arrondissement : « C’est vrai que j’avais la haine contre la France mais j’avais surtout la honte de m’appeler Leroux… en vrai c’est le nom de ma mère, mon père c’est Benmiloud… ». José-Carlos s’écrie : « Oh putain, c’est le nom de ta mère, elle a caché le nom de ton père pour que tu soies plus français qu’un Français !… » Karim secoue négativement la tête : « Ouais, mais en vrai le jihad c’était pas une solution. » José-Carlos demande : « Alors c’était quoi la solution ? » Karim, les yeux sur sa cannette de Coca, vide soudain son sac : « Vous rencontrer. » José-Carlos, flatté, place une main sur son épaule : « T’es un bon jeune, c’est nous qui allons gagner ce soir ! »
Puis il éclate de rire et entrechoque sa bouteille de bière contre le Coca de Karim, sans savoir que son protégé, qui le fixe avec des yeux inquiets, a au fond du cœur la vision d’Almerinda lors de la demi-finale à Aulnay-sous-bois, sublime et épanouie, en quête d’une vérité personnelle à elle révélée : devenir la première Miss Grand Paris de l’Histoire. Alors qu’il entend la voix pleine de certitude de José-Carlos affirmer « Ma sœur se trompe de chemin… », Karim pense secrètement « Non, elle ne trompe pas de chemin… Et non, on ne la fera pas perdre en manipulant la télé. » Et là, c’est comme une revue de troupe sur l’écran Sony XXL du salon de José-Carlos Capitão. Les plus belles filles du Grand Paris défilent à l’écran comme au Crazy Horse mais avec davantage de lumière que dans l’antre de l’érotisme martial de l’avenue George-V. Oui, il y a là en direct sur France 3 Région, sur la scène du théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis, douze Grand’ Parisiennes mignonnes comme tout, la fine fleur charnelle de l’Ile-de-France, les douze gagnantes des présélections de chacun des douze territoires de la nouvelle méga-métropole.
Les déesses se pavanent à présent en maillot de bain deux pièces spécial été indien télévisuel, et la présentatrice (Estelle David, en smoking blanc pour l’occasion, armée d’un long micro de métal) dit : « Nous avons tous besoin d’une grande aventure collective et celle-ci s’appelle Miss Grand Paris ». La ronde des corps admirés commence soudain, agrémentée d’un mot de circonstance de chacune des prétendantes au titre. Il faudra désormais trancher entre :
Noémie, une brune à l’intensité toute latine (vient de Sucy-en-Brie — territoire 11, « Plaine centrale / Haute Val de Marne / plateau Briard »)
Elle dit, les larmes aux yeux : « Toute petite, j’ai fait un rêve. »
Daisy, aux longs cheveux blonds vénitiens (vient de Sceaux — territoire 2, « Sud Hauts-de-Seine »)
Elle dit, les lèvres entrouvertes sur des dents irrégulières : « Aujourd’hui, c’est comme une deuxième naissance. »
Françoise, une châtain au corps vaguement pornographique, sérieuse prétendante au titre (vient d’Argenteuil — territoire 5, « Boucle Nord 92 »)
Elle dit, la poitrine gonflée de désir dans un soutien-gorge balnéaire vert fluo : « Je suis là pour vous ce soir. »
Stéphanie, une timide brune aux yeux verts (vient de Paris — territoire 1)
Elle dit, un peu de sueur au-dessus des lèvres : « Si je suis choisie, j’espère scintiller pour vous tous à minuit, comme la tour Eiffel. »
Karima, à la peau dorée, aux yeux sombres et profonds, outsider, à cause d’un léger strabisme (vient de Maisons-Alfort — territoire 10, « Paris Est Marne et Bois »)
Elle dit, en soufflant des baisers dans ses mains comme des pétales de fleurs : « Je vous aime. »
Divine, peau noire scintillante, maillot de bain de sapeuse congolaise à trois couleurs rose, bleu et blanc (vient de Montfermeil — territoire 9, Grand Paris Est).
Elle dit : « Miss Grand Paris sera sapeuse ou ne sera pas. »
Yasmine, très fine, musclée, tonique, une gymnaste reine de la poutre (vient de Romainville — territoire 8, « Est Ensemble »)
Elle dit, désignant le ciel : « Rêvons plus grand. »
Almerinda, brune, hâlée, affûtée, splendide (vient de Villepinte — territoire 7, « Paris Terres d’envol »)
Elle dit, humble, humaine, habile, chantonnante : « J’ai deux amours… Mon pays et Grand Paris… » (tonnerre d’applaudissements, Karim hoche la tête, José-Carlos la secoue négativement.)
Sabrina, petite blonde boulotte (vient de Chaville — territoire 3, « Grand Paris Sud Ouest »)
Elle dit, sobrement, presque résignée, comme déjà vaincue par les mots d’Almerinda : « Chaville est dans la place, je compte sur vous ce soir. »
Vénus, une brune très sensuelle, considérée comme la favorite par les bookmakers (vient de Vaucresson — territoire 4, « La Défense »)
Elle dit, pulsionnelle et érogène, les jambes légèrement écartées : « Si je gagne, je vais vous faire changer de planète. »
Salomé, châtain, jambes un peu courtes, sourire pétillant (vient de Rungis — territoire 12, « Val de Bièvre / Seine Amont / Grand Orly »)
Elle dit, inspirée : « La véritable beauté vient du cœur. » (tonnerre d’applaudissements.)
Audrey, jolie rousse au regard doux (vient de l’Île Saint-Denis, territoire 6, « Plaine Commune »)
Elle dit, visiblement émue : « C’est le plus beau jour de ma vie. »
La présentatrice Estelle David reprend sa place et déclare, comme une synthèse géopolitique des forces en présence : « On ne sait pas encore si Paris va avoir les J.O., mais dans quelques minutes nous saurons enfin qui est la première Miss Grand Paris de l’Histoire ».
Et maintenant il faut voter par téléphone. 0,99 euros par envoi. José décapsule une Super Bock et donne ses consignes : « C’est open bar Karim, tu votes pour Vénus autant que tu peux, je te rembourserai. » Karim a l’air d’accord. Et soudain c’est parti. José-Carlos n’arrête plus d’appuyer sur la touche « envoi » de son téléphone pour que sa sœur ne gagne pas. Karim aussi n’arrête pas d’appuyer sur la touche « envoi » de son téléphone. Mais il est recroquevillé dans le canapé, comme s’il ne voulait pas que Zé-Carlos regarde l’écran fêlé de son mobile LG grâce auquel il ne cesse de voter :
Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda
Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda Almerinda
tandis que Zé-Carlos, frénétiquement, ne cesse de hurler avec son index :
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Après le vote un huissier de justice monte sur scène. Il se plante près d’Estelle David (en arrière-plan, on voit les douze prétendantes, crispées et faussement souriantes, qui se tiennent par la main en attendant le sacre de l’élue), et déclare : « C’est très serré, il fallait s’y attendre… » Puis il tend une enveloppe à l’animatrice. Estelle l’ouvre, consulte le résultat, fait traîner le suspense : « C’est effectivement très serré… la gagnante l’est seulement par sept voix d’avance… »
Elle laisse encore traîner le suspense, silencieuse et radieuse, oui, encore un peu, un fin sourire errant sur ses lèvres scintillantes, puis livre une nouvelle information : « La première Miss Grand Paris de l’histoire est… »
Et alors José-Carlos crie, les yeux exorbités, anticipant le verdict : « Vénus ! », comme pour se soulager d’une angoisse trop grande, tandis que Karim songe, face à la caméra qui passe une dernière fois les candidates en revue et semble caresser le corps de la favorite Vénus et de l’outsider Almerinda : « Oh Almerinda… Si tu gagnes, je te ferai comprendre que c’est grâce à moi que tu as été élue… Je t’… Je te kiffe trop fort… J’aimerais t’épouser et te décapiter en même temps ».
Et soudain Estelle David livre le verdict du jury, une poignée de jours avant les élections présidentielles 2017 : « La première Miss Grand Paris de l’Histoire est… »
À suivre
Récit par Frédéric Ciriez
Illustrations par Bruno Collet
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