Les Mystères du Grand Paris
Saison 1 • Épisode 9/15
Karim Leroux, apprenti
Résumé de l’épisode précédent : José-Carlos Capitào est venu chercher son apprenti Karim au commissariat de Gonesse car ce dernier conduisait la fourgonnette de l’entreprise avec un faux permis… Le commissaire Djoumad l’a reçu en lui expliquant qu’en période électorale, il était fâcheux de pointer un échec du centre de déradicalisation pour une simple histoire de conduite illégale. José-Carlos a également appris que lui et son apprenti étaient, depuis un certain temps déjà, placés sous la surveillance discrète d’une cellule antiterroriste de la DGSI.
La nuit tombe vite maintenant. Je finis le chemin à pied depuis le domicile de mon patron, je lui ai dit que ça me ferait du bien de prendre le frais. J’aurais aimé croiser sa soeur pour m’excuser, j’ai l’impression que je lui ai mal parlé à Prixmark quand elle s’achetait des slips-ficelles, mais elle n’était pas là. Je suis trop content que monsieur Capitào m’en veuille pas. C’est le flic qui lui a fait peur en vérité. Plus que moi qui lui donnais juste la haine d’avoir roulé sans permis avec la camionnette de l’entreprise. La peur du flic, y’a rien de tel pour faire marcher les hommes. Commissaire Djoumad… J’avais un poteau qui s’appelait comme ça à l’école. Abdel Djoumad. Pour emballer les filles à la patinoire à Bercy il disait qu’il s’appelait Vincent.
Je passe devant la grande mosquée de Tremblay, avenue de la Résistance, pas loin des cités. Je l’ai jamais fréquentée. J’ai rencontré l’Islam sur Internet, pas avec ma famille, ni avec un imam pro qui connaît nickel le Coran. Quand je me suis mis à délirer, c’est là que j’aurais dû aller, à la grande mosquée, pas sur les blogs. Dans ma tête, je balance un rap écrit au centre, en atelier musicothérapie :
Crois plus aux violons
Fais ta Révolution
Sois plus Radikal
Vis Déradikal
La façade de la mosquée brille dans la night et le plus dur aujourd’hui, c’est de me dire que je sais pas si le Tout-Puissant il existe ou pas. L’imam du centre au château de Pontourny, il a voulu nous montrer qu’on était dans l’erreur, que notre Islam Internet c’était pas le vrai. Ça, il a réussi, même si certains l’ont pas cru et disaient dans les chambrées que l’imam n’était pas fiable, que c’était les Juifs et la CIA qui le payaient. Moi je l’ai cru, lui. Mais l’effet sur mon esprit c’est que je sais plus si je crois ou pas. Va falloir que j’apprenne à vivre sans religion, je serai plus tranquille. Va falloir que j’accepte la vérité. Que la vie est banale, que je suis banal. Qu’il n’y a pas de paradis pour les morts à part le centre commercial Aéroville pour les vivants.
Depuis plusieurs jours j’ai des vertiges. J’ai du mal à me concentrer. Même quand il fait frais comme ce soir, je transpire. La doctoresse du centre m’a dit que ça allait durer encore quelques semaines, comme un sevrage pour un toxico. J’ai toujours l’impression qu’on me suit. En fait, c’est pas une impression : on me suit. Un couple de l’autre côté du trottoir, en survêt, avec un petit chien. Trop honnête pour être d’ici. Le flic avait raison, on est sous surveillance. Je ferme les yeux :
Méprise les idoles
Vomis les guignols
Sois toujours loyal
Vis Déradikal
J’arrive au pied de mon immeuble. Paraît qu’il va être refait bientôt. Il est temps, il est pourri. Il manque des plaques décoratives au niveau du premier étage, on voit carrément la structure du bâtiment. Y’a un tag sous le porche :
Krim el Mûnafik l’hypocrite dans la foi
Putain, je peux pas laisser ça ! Va falloir que j’efface cette saloperie direct ! Ça craint, c’est quelqu’un qui me connaît perso, obligé. Si les flics pigent l’insulte, ils vont installer des caméras de surveillance et on va m’en vouloir dans la cité…
Je prends l’ascenseur, ça pue les frites et le Mac Do à emporter. J’espère que l’humeur va être bonne ce soir, j’en ai marre des scènes de ménage. Je vais pas dire aux parents que je me suis fait arrêter avec un faux permis. Sinon ma mère va s’en prendre à mon père. Elle va encore lui dire que je lui ressemble, que je suis qu’un bon à rien comme lui, même si elle m’a donné son nom de famille à elle quand je suis né prématuré de deux mois en profitant que mon vieux était au bled pour le mariage d’une soeur. Tout ça pour que j’ai plus de chances en France qu’avec un nom arabe… Elle va encore dégueuler sa misère, dire qu’elle n’aurait jamais dû se marier à un émigré musulman, qu’il lui a niqué sa vie, et que maintenant c’est son fils qui prend le relais… Son discours, je le connais par coeur.
Connais tes origines
Plus que les marques de jeans
Accepte ta vie fatale
Sois Déradikal
Je rentre. Ma mère est en train de régler des factures. Elle dit : « Bonjour Krim, tu as passé une bonne journée ? » Je fais oui de la tête. Je prends un Coca au frigo et je vais dans le salon. Mon père regarde une série policière sur France 2. Il a l’air crevé. Il va être temps qu’il arrête les chantiers. Et puis j’en ai marre de cet appart’, on vit comme des co-locataires, avec chacun sa chambre, même mes vieux. Un jour va bien falloir que je me tire. Je dis à mon père : « Pas trop dure la journée ? » Il me dit, tout triste, tout bas : « Ça va, ça va. » Il a pas envie de parler. Il a peut-être vu le tag en bas.
Je retourne à la cuisine, je me fais un sandwich. Ma mère arrive et me demande si j’ai des affaires à laver. Je lui dis : « Non. » Je vais dans ma chambre, je veux qu’on me foute la paix.
J’allume mon ordinateur. Je regarde mes mails. De la pub, de la pub, de la pub et… trop cool, un vieux poteau qui reprend contact : Gare au Krim, il est de retour tout neuf dans sa tête on m’a dit, alors fais signe si tu veux affronter le top quarterback des Diables rouges. Et prends ton temps si t’es pas sûr de toi. Ladji
Ladji, il joue au foot américain avec les Diables rouges de Villepinte. Ils sont bons. Le foot américain, c’est le sport que je kiffe le plus avec la boxe anglaise, il a le vent en poupe dans le 9–3. Mais il délire Ladji, j’ai aucune chance qu’on me prenne, j’ai vingt-deux ans, pas douze. Je peux quand même aller le voir à l’entraînement… Faut que je réfléchisse, j’ai pas envie qu’on me pose des questions. C’est genre faut que je regagne de la confiance quand je suis en société. Comme avec la soeur de mon patron : j’essaye de lui parler et ça se passe mal direct, je dis que de la merde.
Mon téléphone vibre. Peut-être monsieur Capitào pour me donner le déroulé de la tournée de demain. Lui, il n’a pas d’heures ! Non, un message Telegram : Bonne nuit Krim el Mûnafik l’hypocrite dans la foi.
Fils de pute… Le keum qui m’envoie ça le fait hors de France, c’est sûr… Alors qui a tagué la même chose en bas ? Un relais à Tremblay ? Des revenus du front ? Un ancien poteau ? Je prends un mouchoir et m’essuie le front. Je finis mon Coca, sort de la chambre. J’attrape un seau d’eau, un balais brosse, du dissolvant et… une bombe de peinture. Mon père me regarde sans rien dire. C’est clair maintenant, il sait parfaitement où je vais.
Je descends. Je sens mon flingue au chaud à l’arrière de mon jean.
L’ascenseur s’ouvre, je vais vers le porche.
Oh… y’a un mec en tenue de nettoyage industriel qui est en train d’enlever le tag avec un Karcher. Je lui dis : « Qui vous a dit de nettoyer ? » Il me regarde, répond : « J’en sais rien, une urgence, je connais pas le client. » Du coup, je le laisse faire. Puis je prépare ma bombe de peinture et remets le couvert de l’autre côté du porche :
Si tu veux m’embrouiller
Tu sais où sonner
Ne shoote plus au bal
Sois Déradikal
Krim
Le nettoyeur de nuit me regarde, dégoûté. Je lui dis : « Ça, faudra pas l’enlever, c’est de moi. »
À suivre
Récit par Frédéric Ciriez
Photographies par Jean-Fabien Leclanche
Découvrir l’ensemble des épisodes disponibles
Épisode 1 • Épisode 2 • Épisode 3 • Épisode 4 • Épisode 5 • Épisode 6 •
Épisode 7 • Épisode 8 • Épisode 9 • Épisode 10 • Épisode 11 • Épisode 12 • Épisode 13 • Épisode 14 • Épisode 15 •
Les Mystères du Grand Paris sont soutenus par la DRAC Ile-de-France,
la Sofia, la Ville de Paris, la Société du Grand Paris, l’Institut Français , EDF.