Les Mystères du Grand Paris
Saison 1 • Épisode 15/15
Frédéric Ciriez, scribe
Résumé de l’épisode précédent : José-Carlos Capitão a invité Karim Leroux à regarder la finale de Miss Grand Paris chez lui afin que tous deux votent contre Almerinda. Alors que l’entrepreneur a réellement voté contre sa propre sœur, son apprenti, lui, a secrètement voté en sa faveur. Almerinda a, en tout cas, réalisé une bonne prestation et a été acclamée lorsqu’elle a chantonné avec beaucoup de bagout, sans que personne ne s’y attende : « J’ai deux amours… Mon pays et Grand Paris… » Le nom de la lauréate était suspendue aux lèvres de la présentatrice Estelle David lorsque nous avons quitté nos deux électeurs.
Aujourd’hui c’est dimanche, quelques heures après la finale.
Moi, le jour du seigneur, je le passe en… seigneur. À ne rien faire, et surtout pas le moindre bruit pour ne pas réveiller les deux inconnues que je me suis branché sur rencontres-vicieuses.com et qui m’ont copieusement menti : elles sont lesbiennes et la fête tant espérée n’a pas tenu ses promesses hier soir, même si je les ai fait boire. D’autant plus qu’on a dû se coltiner la finale de Miss Grand Paris ensemble -Le Grand Parisien m’a commandé trois feuillets sur l’élection, je ne pouvais pas y échapper- et qu’elles ont failli lécher la télé plutôt que moi.
À présent, elles dorment nues et enlacées sur le futon de ma chambre et il est hors de question que je leur fasse la conversation. Dès qu’elles se réveillent, je les vire. Oui, je leur dis que je vais prévenir le community manager de rencontres-vicieuses.com pour arnaque sur les profils sentimentaux-sexuels proposés. Des profiteuses, voilà tout, je n’aurais jamais dû leur dire que j’aimais cuisiner, la brune et la blonde se sont fait rincer — homard, sauternes et tarte aux framboises, j’avais fait les courses chez Picard, elles n’arrêtaient pas d’en redemander, à croire que le Restau U de Paris-VIII ne les nourrit pas. Parfois je me dis : si mes lecteurs me connaissaient vraiment…
Je prends une douche et me shampouine avec une lotion capillaire à base de jojoba. Je passe un peignoir de bain blanc Yves Saint-Laurent — je l’ai emprunté à la nouvelle piscine Molitor, dans le XVIe arrondissement, mon éditrice y a pris un abonnement à l’année pour lire ses manuscrits sur un transat.
Je vais chercher des mules dans ma chambre mais… oh non, c’est pas possible, elles… Oui, elles… les filles… sans moi !…
Je me fais un thé noir, le verse dans mon mug La Maison du thé, puis, quelque peu désappointé, je vais prendre l’air sur le balcon, au soleil, fût-il frais en ce week-end pascal. Du quatrième étage de mon trois-pièces, je vois surtout la cité en face. Vivement qu’on la rase, c’est prévu, je n’ai pas accédé à la propriété pour rien, j’ai hâte de voir le parc du Sausset en me levant le matin, avec en bonus un peu de soleil pour mes rosiers en pot. Je reviens à la réalité et me dis : « Faut pas trop que je tarde pour Le Grand Parisien, ils veulent publier mon papier demain. Faut pas que les lesbiennes lubriques viennent me déranger… »
L’élection de Miss Grand-Paris a enfin livré son verdict, après quinze semaines de compétition acharnée. Quelle aventure humaine exceptionnelle ! Toute cette jeunesse réunie sur la scène du théâtre Gérard-Philippe de Saint-Denis pour célébrer l’avenir de la métropole parisienne par le prisme de la beauté… Alors, comme après toute élection, il y a bien sûr des heureux et des déçus. Et surtout : une seule élue. Moi-même, écrivain engagé, j’avais un petit faible pour Daisy, de Sceaux, la représentante du territoire Sud Hauts-de-Seine…
Elles voudraient pas arrêter de faire du bruit dans ma chambre, les lesbiennes ? Comment se concentrer ? Des gamines en Licence 3 de Géographie sans aucune conscience des exigences du travail intellectuel !
… Mais finalement je ne suis pas mécontent du résultat, qui a résonné comme un coup de tonnerre dans le ciel grand-parisien. Quand la formidable Estelle David a lâché le prénom de la lauréate de la première Miss Grand Paris, c’est tout un peuple qui s’est levé pour clamer d’une seule voix : « Une étoile est née. »
- Bonjour Frédéric, c’est où pour le p’tit dej’ ?
Je lève la tête, c’est Laura. Nue. Enfin, en petite culotte.
- Dans la cuisine. Y’a tout ce qu’il faut. Fais comme chez toi.
- Tu travailles déjà ?
- Oui, c’est plus fort que moi, avec l’écriture tu triches pas…
- Bon, je voudrais pas te déranger alors…
Laura file. Je sens un baiser sur ma tempe. C’est Sophie.
- Bonjour Sophie… euh, bien dormi ?
- Ouais, c’est top chez toi… C’est quoi ton prénom déjà ?
- Fré… Frédéric…
- T’as pas vu Laura ?
- Si, elle est dans la cuisine.
- D’accord Frédéric, je la rejoins, j’voudrais pas te déranger.
Je relis mon texte. Je suis en sous-régime, faut que j’accélère.
On n’oubliera jamais les larmes de Salomé. Ni l’évanouissement de Karima, du Grand Paris Est, qui y croyait peut-être trop. Mais 2017, c’était vraiment l’année d’une autre jeune fille, que rien ne pouvait arrêter. D’ailleurs…
D’ailleurs on sonne. Je serre la ceinture de mon peignoir et vais ouvrir. L’image d’un gamin en sueur le dimanche matin me saute au visage. Ah oui, le livreur, j’ai effectivement commandé un pouf géant design Lou Patou à garniture déformable en billes de coton bio… Une affaire immanquable, moins 70 % sur privilege.com, avec livraison premium gratuite le premier mois pour l’avoir le dimanche avant 11 heures. J’espérais m’en servir avec les lesbiennes pour le brunch, mais c’est rappé, je ne m’étendrai pas sur cet échec. C’est bizarre l’hyper-facilité de la livraison : tellement facile que j’avais oublié qu’on devait me livrer et qu’un mec en cher et en os allait le faire ! Je prends le carton, assez volumineux, puis signe avec mon ongle l’écran tactile que le livreur me tend. Il sue mais il a l’air en forme. « Pas trop dur de bosser le dimanche ? » Il répond : « Non, en vrai le travail, c’est la santé. » Je me montre aimable : « Mon ami, j’espère qu’on vous paye double. » Il se montre franc : « Non, je suis à l’essai. » Il m’est sympathique, je le conseille : « Consultez tout de même votre convention collective, inutile de se faire avoir par un patron véreux. » Il me confie, tout sourire : « Non, mon patron est cool. En fait… C’est mon futur beau-frère. » Je comprends soudain : « Ah, vous travaillez en famille ! »
Je le vois soudain mater derrière mon épaule. Je me demande s’il admire mon intérieur ou autre chose. Je me retourne… Je comprends mieux : Laura et Sophie passent dans le salon et lui font coucou. Il constate : « C’est la fête chez vous ! » Je suis gêné, je me contente d’acquiescer, surtout que j’entends dans mon dos : « Tu viens Freddy chéri, il est temps qu’on brunche… » Le livreur est prêt à se tirer et moi à passer à l’action : « Merci, tout est OK. » Peut-être attend-il un pourboire. Je n’ai rien sur moi. Je lui dis : « Attendez », et je vais chercher de l’argent dans mon porte-monnaie. Je reviens, lui tends dix centimes. Il observe ma main : « Vous me prenez pour qui ? » Je suis sidéré par tant de grossièreté, incapable de répondre quoi que ce soit à cet insolent petit personnage. Je le vois partir avec son diable et appeler l’ascenseur en chantonnant, comme s’il était le plus heureux des hommes : « J’ai deux amours… Mon pays et Grand Paris… » Puis il se retourne brusquement, me fixe et passe un pouce sur sa gorge avant de disparaître.
Fin de la saison 1
Karim Leroux parviendra-t-il à séduire Almerinda, qui ignore encore les sentiments de l’apprenti de son frère ? Et surtout : Karim réussira-t-il à réprimer ses pulsions morbides à l’égard de la première Miss Grand Paris de l’Histoire, qu’il envisage d’épouser mais qu’il aimerait secrètement décapiter ?
Vous le saurez non pas sur le web mais sur Netflix, dès le mois de septembre.
Le secret est désormais levé : le feuilleton littéraire en ligne Les Mystères du Grand Paris devient une série, la plus ambitieuse réalisée en France à ce jour. Le tournage a eu lieu à la Cité du Cinéma de Saint-Denis. Le casting sera bientôt révélé sur Netflix.
Récit par Frédéric Ciriez
Illustrations par Jean-Fabien
Merci à Amaury Grisel (l’écrivain), à Nadio (l’étudiante) et à Roxane Loiseau (l’étudiante 2)
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la Sofia, la Ville de Paris, la Société du Grand Paris, l’Institut Français , EDF.