Les Mystères du Grand Paris

Saison 1 • Épisode 12/15

--

Karim Leroux, livreur sans permis

Résumé de l’épisode précédent : Recommandé par son ami Boubakar N’Gala, directeur de plusieurs Franprix dans le 9–3, pour devenir Frère au sein de la Grande Loge Hexagonale Rénovée de Saint-Denis, José-Carlos Capitão pense avoir réussi le Passage au bandeau à l’issue duquel le Vénérable lui a signifié que son admission était « en bonne voie ».

Mais chaque jour est un autre jour et nous sommes mardi matin, quelques heures seulement après la tentative d’entrée de José-Carlos en maçonnerie, le grand rêve de sa vie…

Monsieur Capitão fonce sur lA1, direction la zone des premières livraisons, du côté dAubervilliers je crois, avant daller à Melun dans le 7–7 pour une urgence. Cest lui qui conduit, moi je nai plus le droit. Je suis étonné : il a lair de bonne humeur, même si sa sœur vient dêtre sélectionnée pour la finale de Miss Grand Paris et que ça le rend vé-ner… Quand je lui ai annoncé la nouvelle par sms, je nai pas compris sa réponse : “merci de linfo frère”. Pourtant, on nest pas frère, cest mon patron.

Il sifflotait ce matin quand il ma embarqué dans son Nissan. Et puis il narrêtait pas de me faire des clins d’œil, genre on partage des secrets tous les deux. Je lai trouvé bizarre et je nai pas cherché à lui parler du concours Miss Grand Paris. Je nai pas dit par exemple que sa sœur est trop belle, tellement belle quon aurait envie de lui couper la tête et de la serrer dans ses bras sur une île déserte, et aussi que ma mère pense du bien delle. Jai juste dit : « Je mexcuse personnellement davoir roulé avec un faux permis. Pour me faire pardonner si vous voulez, je suis prêt à vous dire un truc que je nai jamais dit à personne… » Il ma demandé : « Quoi ? » Jai répondu : « Là où jai eu mon faux permis. » Monsieur Capitão a sursauté : « Où ?! À cause de toi jai failli fermer mon entreprise !!! » Jai pris mes précautions : « Cest un secret, faudra pas le dire au commissaire Djoumad… Cest pour vous prouver que tous les deux on peut bien sentendre… Comme un signe damitié, une garantie professionnelle… » Monsieur Capitão a répondu en rigolant : « Ton amitié, elle me cause des soucis… Alors où ? » Jai dit la vérité : « Au marché de Noisiel. » Il a sursauté : « Au marché de Noisiel ?! Tu as acheté ton faux permis de couleur verte au marché de Noisiel ? »

Monsieur Capitão a entendu toute la vérité et rien que la vérité. Je ne veux plus mentir. Ni à moi-même ni à lui. Je ne veux plus mentir comme quand je voulais faire le djihad à force de détester ma vie et la banlieue et ma mère qui crie sur mon père tous les jours. Jai ajouté : « Ben oui… On trouve tout ce quon veut là-bas -des tomates, des courgettes, des téléphones portables et même des faux permis. Bon, après faut pas se faire contrôler par les keufs. » Jai entendu : « Putain… » Puis : « Qui ? » Jai répondu : « Un Sénégalais. » Il a secoué la tête, a mis la clim et ma tapé sur lépaule. « Je croyais que tu lavais eu en Belgique ton faux permis ! » Jai dit : « Non, à Noisiel, je ne voulais pas que le Sénégalais qui me la vendu ait des problèmes, donc jai dit la Belgique aux flics pour faire diversion car là-bas ça a mauvaise réputation. »

Il sest tu pendant un moment puis il ma ouvert son cœur : « Karim, je ne crois pas au hasard. Toi qui galères, moi en pleine réussite… Quest-ce tu penses des francs-maçons ? » Jai dit : « Cest eux qui gouvernent le monde, avant je croyais que cétait les Juifs mais en vrai cest les francs-maçons. » Il ma dit : « Tes un bon jeune, Karim… Mais faut que tu te méfies des idées reçues… Les francs-maçons ils… Ils sont là pour aider… Parce quà la base, on est tous frères, si tu vois ce que je veux dire. » Il ma regardé et ma fait un clin d’œil. Puis il sest mis à claquer des doigts et à chanter : « Quelque chose en nous, de Tenesseeeee… »

On arrive à Fort-dAubervilliers. Monsieur Capitão tourne vers Pantin. Il me lance : « Jai un cousin qui a un potager ici. » Sûr quil me vanne : « Un potager ? Il cultive le béton ! » Il insiste : « Non, fais pas de lhumour, mon cousin a un lopin de terre dans les jardins ouvriers juste là, sur ta droite. » Je tourne la tête et oui, on passe devant un grand bout de nature avec des salades qui sortent du sol, des cabanons, et des keums pliés en deux avec des râteaux. Je nen reviens pas : « Des paysans à Pantin ! » Il me répond, genre philosophe : « Les salades ne sont rien sans les hommes… » Puis il me fait encore un clin d’œil. Pourtant, je ne pense pas quil se drogue.

On tourne sur la gauche et on arrive dans une cité toute refaite. Sur la façade il y a de la mosaïque style salle de bains. « On a une bricole à livrer cité des Courtillières », dit monsieur Capitão. « Je vais garder la voiture, toi tu vas livrer… » On passe devant une bagnole intégrale carbonisée, puis devant deux Noirs qui bricolent une voiture sans roues. On se gare. Mon patron a le smile, je ne lai jamais vu comme ça. Je descends, je prends le colis à livrer dans le coffre et je rentre dans la té-ci. Cest clean. Je prends lascenseur, ça sent le propre, puis je livre je sais pas quoi à une vieille qui me laisse un pourboire de deux euros. « Merci bien madame. »

Je redescends, monsieur Capitão est en train de donner des conseils aux Noirs qui changent les freins à disque à prix discount, puis on sarrache. On ne va pas très loin, de lautre côté du carrefour de Fort-dAubervilliers. Mon patron me dit : « Cest la cité de la Maladrerie. Je vais taccompagner pour pas que tu te paumes. » On rentre dans la té-ci. Cest bizarre ici, des tous petits immeubles, un labyrinthe avec des feuilles sur les murs. Cest en mauvais état. Dommage, cest cool. » Monsieur José-Carlos a lair de connaître : « Je peux naviguer à la Maladrerie les yeux fermés, jy ai eu une aventure avec une femme en 2013. » Je me demande pourquoi il a besoin de préciser avec une femme. On rentre dans un immeuble, on livre je sais pas quoi à je sais pas qui, un mec avec un bouc qui fume une roulée, puis on se tire.

Et maintenant on roule sur lA4 direction Melun. Il y a du monde sur la route. Monsieur Capitão trace à 150 sur la file de gauche. Tout à coup il a lair sombre. « Karim, ça craint. » Je lui demande : « Quest-ce qui craint ? » Il me répond tout bas : « Si je t’en parle, il ne faut pas que tu en parles… » Je place ma main sur mon cœur : « Vous avez ma parole… Mais roulez moins vite, sil y a des radars. » Il descend à 120, se place sur la file du milieu : « Ma sœur… Elle peut pas gagner la finale de Miss Grand Paris. Impossible. Sinon cest la honte pour ma famille en France et au Portugal. Et aussi pour moi.

Parce que ma vie va changer prochainement et que je dois veiller à ma réputation délite locale. » Je ne comprends pas ce quil veut dire. « Et pourquoi votre sœur ne gagnerait pas si elle mérite la coupe ? » Il répond : « Justement, elle peut gagner. Cest pour ça quil ne faut pas quelle gagne. Pour ne pas déshonorer la famille et nuire à mes intérêts… » Je ne le suis pas, mais pas du tout. « Vous devriez être fier. Votre sœur a des projets. » Il répond : « Tu appelles ça des projets ? Montrer son cul à la télé ! Non, elle peut pas gagner, sinon mes parents vont direct au cimetière et les médias vont sintéresser au frère de la Miss. »

Je ne dis rien. Puis je dis, navré : « De toute façon, elle est majeure, vous êtes niqué. » Il répond : « Faut trouver quelque chose… » Janalyse la situation : « On ne va pas la kidnapper quand même ! » Il claque des doigts : « Je sais comment on va lempêcher de gagner… » Ah la la, je suis embêté avec ça, jai toujours eu le sens de lhonneur : « Mais je ne veux pas nuire à votre sœur ! » Il se justifie : « Cest pour son bien. » Je précise : « Je ne veux pas de problème avec la justice, je me déradicalise et vous, vous me demandez de faire des choses hors-la-loi ! » Comme il voit que je flippe il tente de me rassurer : « Tinquiète pas, jai mon plan. » Puis il accélère et jai peur mais il est vite obligé de ralentir sur la N104 car ça roule mal. Ça me soulage.

On se gare en face de la piscine municipale. Il ny a personne à laccueil, alors on demande à un mec en maillot de bain à qui on peut donner le colis. Il na pas lair commode. Il a les cheveux longs blond décoloré, des boucles doreille, des colliers de papou et un sifflet. Il regarde le paquet. Ça vient dAustralie. « Ah, les palmes de compétition ! Ce nest pas trop tôt, faut se lever plus tôt le matin les gars, moi je suis à lentraînement à cinq heures. » Lui, jai limpression que je lai déjà vu à la TV, avec la championne Laure Manaudou…

De là où on est japerçois le bassin. Il y a une fille qui fait des longueurs toute seule. Je suis vraiment contrarié. Je ne veux pas nuire à la sœur de monsieur Capitão. Elle est trop belle, je me sens bizarre quand je pense à elle. Des fois, je la trouve même si belle que je me dis que je nai pas le droit de penser à ça, et limage daprès je me retrouve ou bien à la mairie en train de l’épouser ou bien avec sa tête coupée entre mes bras dans la cage descalier. Oui, je ne veux pas nuire à la sœur de monsieur Capitão, même si jai une dette envers lui parce quil ne ma pas viré à cause de mon faux permis. Je me mets à transpirer comme si jétais dans leau.

À suivre

Récit par Frédéric Ciriez
Photographies par Jean-Fabien

Découvrir l’ensemble des épisodes disponibles

Épisode 1Épisode 2Épisode 3Épisode 4Épisode 5Épisode 6
Épisode 7Épisode 8Épisode 9Épisode 10Épisode 11Épisode 12Épisode 13Épisode 14Épisode 15

Les Mystères du Grand Paris sont soutenus par la DRAC Ile-de-France,
la Sofia, la Ville de Paris, la Société du Grand Paris, l’Institut Français , EDF.

--

--